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Il chercha la main de la jeune femme dans le noir. « Cet homme sur le bloc de pierre, dit-il.

— Quoi ?

— Je l’avais déjà vu. Dans le livre que j’ai trouvé. Il y est représenté des dizaines de fois, et on devait juger très important de le maintenir derrière la porte. C’est ce que disent les pictogrammes, je crois. Porte… homme. L’homme derrière la porte. Le prisonnier. Vous comprenez, je suis sûr que si tous les prêtres ou je ne sais quoi devaient aller tous les jours chanter là-bas, c’est parce que… »

Un moellon près de sa tête fut repoussé et livra passage à une chiche lumière du jour. Aussitôt suivie de Lazzi qui essaya de lécher la figure de Victor et d’aboyer en même temps.

« Oui, oui ! Bravo, Lazzi ! le complimenta Victor en s’efforçant de le repousser. Bon chien. Bon chien, Lazzi.

— Bon chien, Lazzi ! Bon chien, Lazzi ! »

L’aboiement fit tomber du plafond quelques petits morceaux de pierre.

« Aha ! » s’exclama Roc. Plusieurs autres têtes de trolls apparurent derrière lui lorsque Victor et Ginger regardèrent par le trou.

« Pas des petits enfants, marmonna celui qui s’était plaint de l’interdit alimentaire. Ont l’air filandreux.

— Je te dis déjà, le menaça Roc, de pas manger les gens. Ça cause ennuis à plus finir.

— Pourquoi pas rien qu’une jambe ? Tout le monde sera… »

Roc ramassa une dalle d’une demi-tonne d’une seule main, la soupesa d’un air songeur, puis l’abattit si fort sur l’autre troll qu’elle se brisa.

« Je te dis déjà, rappela-t-il à la forme étendue, trolls comme toi font mauvaise réputation. Comment nous pouvons prendre place dans fraternité des espèces éclairées avec trolls mauvais comme toi qui font pas honneur tout l’temps ? »

Il passa la main par le trou et tira Victor à bras-le-corps.

« Merci, Roc. Euh… Il y a aussi Ginger, là-dedans. »

Roc le gratifia d’un coup de coude malicieux qui lui meurtrit deux côtes.

« Je vois bien, dit-il. Et elle porte très joli néguiliguili en soie. Tu trouves bon coin pour t’amuser enlever les feuilles de la pâquerette et prendre le pied, hein ? » Les autres trolls eurent un grand sourire.

« Euh… oui, j’imagine… bégaya Victor.

— C’est pas vrai ! cracha Ginger alors qu’on l’aidait à passer le trou. On ne…

— Si, c’est vrai ! la coupa Victor en lui adressant des signes frénétiques des mains et des sourcils. C’est exactement ça ! Tu as tout à fait raison, Roc !

— Ouais, dit un des trolls derrière Roc. Vu tous les deux dans les clics. Lui l’embrasse et l’emmène tout l’temps.

— Maintenant, écoutez… commença Ginger.

— Maintenant, on sort d’ici rapide, dit Roc. Tout ce plafond je trouve très défectueux. Peut lâcher n’importe quand. »

Victor leva la tête. Plusieurs blocs piquaient dangereusement du nez. « Tu as raison », dit-il. Il empoigna le bras d’une Ginger indignée et la poussa le long du couloir. Les trolls ramassèrent leur congénère étalé qui ne savait pas se conduire en bonne compagnie et cheminèrent à leur suite.

« C’est dégoûtant de leur avoir donné l’impression qu’on… souffla Ginger.

— Taisez-vous, l’interrompit sèchement Victor. Qu’est-ce que vous vouliez que je réponde, hmm ? Je veux dire, qu’est-ce que j’aurais pu donner comme explication plausible, à votre avis ? Qu’est-ce que vous préférez que les gens sachent ? »

Elle hésita.

« Bon, d’accord, concéda-t-elle. Mais vous auriez pu trouver autre chose. Vous auriez pu dire qu’on explorait, ou qu’on cherchait des… des fossiles… » Sa voix mourut.

« Oui, c’est ça, au beau milieu de la nuit, en néguiliguili de soie, fit Victor. D’ailleurs, c’est quoi, un néguiliguili ?

— Il voulait dire « négligé ».

— Allez, on retourne en ville. Après, j’aurai peut-être le temps de dormir deux ou trois heures.

— Comment ça, après ?

— Va falloir payer à ces gars-là un bon coup à boire… »

Un grondement sourd s’échappa de la colline. Un nuage de poussière jaillit de l’entrée et recouvrit les trolls. Le reste du plafond s’était effondré.

« Et voilà, dit Victor. C’est terminé. Est-ce que vous pouvez faire comprendre ça à la somnambule qui est en vous ? Ça ne sert plus à rien de vouloir y retourner, l’accès est coupé. Enterré. C’est terminé. Dieux merci. »

Dans toutes les villes on trouve un bar de ce type, mal éclairé, où les consommateurs, en admettant qu’ils parlent, ne s’adressent à personne et n’écoutent pas non plus. Ils expriment leur détresse intérieure. C’est un bar pour les délaissés, les malchanceux et tous ceux auxquels on a fait signe de quitter momentanément le circuit de la vie pour regagner leur stand.

Son commerce est toujours florissant.

Ce petit matin-là, les affligés siégeaient en rang d’oignons au comptoir, chacun dans son nuage de tristesse, chacun convaincu d’être l’individu le plus malheureux au monde.

« C’est moi qui l’ai inventé, disait Gauledouin d’un air morose. Je me disais que ce serait éducatif. Pour élargir l’horizon des gens. Je ne voulais pas en faire un… un… un spectacle. Avec mille éléphants ! ajouta-t-il méchamment.

— Ouais, fit Détritus. Elle sait pas ce qu’elle vouloir. Je fais ce qu’elle vouloir, et alors elle dit : “Ça pas bien, toi troll sans noblesse de sentiments, tu pas comprendre ce que veut une fille.” Elle dit : “Une fille vouloir des trucs collants à manger dans boîte avec nœud autour.” Je fais boîte avec nœud autour, elle ouvre boîte, elle crie, elle dit cheval écorché c’est pas ce qu’elle vouloir. Elle sait pas ce qu’elle vouloir.

— Ouais, fit une voix sous le tabouret de Gauledouin, ça leur ferait les pieds si je m’taillais pour rejoindre les loups.

— Tenez, ce machin, là, Quand s’emporte le vent d’autan, reprit Gauledouin. Ce n’est même pas réaliste. Ce n’est pas ainsi que les choses se sont vraiment passées. Que des mensonges. Tout le monde peut en dire, des mensonges.

— Ouais, poursuivit Détritus. Par exemple, elle dit : “Une fille vouloir musique sous fenêtre.” Je joue musique sous fenêtre, tout l’monde dans rue se réveille et crie par fenêtre : “Sale troll, pourquoi tu tapes cailloux à cette heure de la nuit ?” Et elle se réveille même pas.

— Ouais, fit Gauledouin.

— Ouais, fit Détritus.

— Ouais », fit la voix sous le tabouret.

Le tenancier du bar était d’un naturel joyeux. Rien de bien difficile là-dedans quand on a des clients qui tiennent lieu de paratonnerres pour tous les malheurs de passage dans le coin. Il avait découvert que ça ne valait rien de dire par exemple « Vous en faites pas, faut voir le bon côté des choses », parce qu’elles n’en avaient jamais, de bon côté, les choses, ou « Du cran, ça n’arrivera peut-être jamais » parce que, souvent, c’était déjà arrivé. Tout ce qu’on attendait de lui, c’était qu’il assure le ravitaillement en boisson.

Ce matin, pourtant, il était un peu perplexe. Il y avait semblait-il une autre personne dans le bar, en dehors de la créature qui parlait depuis le plancher. Il ne pouvait se défaire de l’impression qu’il servait un autre verre, qu’il encaissait même le prix de la consommation et qu’il s’adressait au mystérieux client. Mais il n’arrivait pas à le voir. En fait, il n’était pas sûr de ce qu’il voyait, ni du quidam à qui il parlait.