Il erra jusqu’à l’autre bout du comptoir.
Un verre glissa vers lui.
« LA MÊME CHOSE, dit une voix sortant de la pénombre.
— Euh… fit le barman. Ouais. Bien sûr. C’était quoi ?
— N’IMPORTE QUOI. »
Le barman remplit le verre de rhum. On le lui retira brusquement.
L’homme chercha quelque chose à dire. Pour une raison inconnue, il se sentait terrifié.
« Vous voit pas ici… souvent, réussit-il à dire.
— JE VIENS POUR L’AMBIANCE. LA MÊME CHOSE.
— Travaillez à Olive-Oued, hein ? » fit le barman en remplissant encore le verre en vitesse. Lequel disparut derechef.
« PAS DEPUIS UN MOMENT. LA MÊME CHOSE. »
Le barman hésita. Il avait un bon fond.
« Vous croyez pas qu’vous en avez eu assez, dites ? fit-il.
— JE SAIS EXACTEMENT QUAND J’EN AI ASSEZ.
— C’est ce que tout l’monde dit, remarquez.
— JE SAIS QUAND TOUT LE MONDE EN A ASSEZ. »
Très bizarre, cette voix. Le barman n’était pas tout à fait sûr de l’entendre avec les oreilles. « Oh. Bon, euh… dit-il. La même chose ?
— NON. GROSSE JOURNÉE DEMAIN. GARDEZ LA MONNAIE. »
Une poignée de pièces glissèrent sur le comptoir. Elles étaient glacées au toucher, et la plupart fortement corrodées.
« Oh, euh… » commença le barman.
La porte s’ouvrit et se referma, laissant entrer une bouffée d’air froid malgré la chaleur de la nuit.
Le barman essuya éperdument le dessus du comptoir en évitant soigneusement les pièces.
« On voit de drôles de numéros quand on tient un bar », marmonna-t-il.
Une voix près de son oreille fit : « J’AI OUBLIÉ. UN PAQUET DE CACAHUÈTES, S’IL VOUS PLAÎT. »
La neige scintillait sur les contreforts, côté Bord, des montagnes du Bélier, l’immense chaîne à cheval sur le Monde qui, là où elle s’incurve autour de la mer Circulaire, forme un mur naturel entre le Klatch et les grandes plaines mornes de Sto.
C’est le séjour des glaciers solitaires, des avalanches à l’affût et des champs de neige ouatés des hauteurs.
Et des yétis. Les yétis sont une espèce de trolls qui vit en altitude et ignore qu’il est démodé de manger les gens. Selon eux, si ça bouge, on le mange. Si ça ne bouge pas, on attend que ça bouge. Et alors on le mange.
Toute la journée, ils avaient écouté le vacarme. Les échos avaient rebondi d’un pic à l’autre le long des massifs glacés pour n’être plus à présent qu’un grondement sourd et régulier.
« D’après mon cousin, fit l’un d’eux en sondant une dent creuse d’une griffe négligente, c’est des animaux gris énormes. Des éléphants.
— Plus grands qu’nous ? s’étonna un autre yéti.
— Presque aussi plus grands qu’nous, répondit le premier. Des tas d’éléphants, qu’il a dit. Plus qu’il pouvait compter. »
Le deuxième yéti flaira le vent et parut réfléchir.
« Ouais, bah, fit-il d’un air sombre. Ton cousin sait pas compter au-d’sus de « un ».
— Des tas de « un », il a dit. Des gros éléphants gris et gras qui grimpaient tous attachés ensemble. Gros et lents. Qui portaient tous des chargements d’ougraah.
— Ah. »
Le premier yéti indiqua l’immense champ de neige en pente.
« Bien épaisse aujourd’hui, dit-il. Rien n’peut avancer vite là-dedans, pas vrai ? On se couche dans la neige, ils nous verront seulement une fois sur nous, on sème la panique, et à nous la Grande Bouffe. » Il agita ses pattes monstrueuses en l’air. « Très lourds, il a dit, mon cousin. Ils avanceront pas bien vite, c’est moi qui te l’dis. »
L’autre yéti haussa les épaules.
« On fait comme t’as dit », conclut-il dans une cacophonie de barrissements terrifiés au loin.
Ils se couchèrent dans la neige. Leur pelage blanc leur donnait l’apparence de deux monticules anodins. Une technique qui avait maintes fois porté ses fruits et qu’on se transmettait de yéti à yéti depuis des millénaires, mais qu’on n’allait guère transmettre davantage.
Ils attendirent.
Des hurlements fusaient à mesure que le troupeau approchait.
Le premier troll finit par demander, très lentement parce qu’il y réfléchissait depuis un bon moment : « Ça donne quoi, dis, ça donne quoi comme croisement quand un… éléphant saute une montagne ? »
Il n’obtint jamais de réponse.
Les yétis ne s’étaient pas trompés.
Lorsqu’à dix pas devant eux cinq cents bobsleighs pour deux éléphants franchirent la crête à cent kilomètres à l’heure, leurs occupants attachés et barrissant de terreur ne virent les trolls des neiges qu’une fois sur eux.
Victor ne dormit que deux heures mais il se sentit au lever en pleine forme et d’un optimisme à tout crin.
C’était fini. Tout se passerait beaucoup mieux maintenant. Ginger s’était montrée gentille avec lui la veille au soir – enfin, quelques heures plus tôt – et la chose sous la colline était bel et bien enterrée.
Rien d’exceptionnel dans cette histoire, songea-t-il en se versant un peu d’eau dans la cuvette fêlée pour faire un brin de toilette. On enterre un vieux roi ou mage malfaisant, mais son esprit rôde en douce pour rectifier tel ou tel truc. Un phénomène bien connu. Mais à présent il doit y avoir un million de tonnes de rocher qui bloquent le tunnel, et je ne vois pas qui pourrait rôder à travers ça.
L’écran animé d’une vie menaçante lui revint fugitivement en mémoire, mais même ça lui paraissait maintenant moins terrible. Il faisait noir sous la colline, des ombres bougeaient partout, et puis lui-même était tendu comme un ressort, normal que ses yeux lui aient joué des tours. Il n’oubliait pas les squelettes, mais eux aussi avaient perdu leur pouvoir terrorisant. Victor avait entendu parler de chefs de tribus, plus haut dans les plaines glacées, qui se faisaient enterrer avec des armées entières à cheval afin que leur âme vive dans l’autre monde. Peut-être avait-il jadis existé quelque chose du même genre par ici. Oui, tout paraissait beaucoup moins horrible à la lumière froide du jour.
Ce qu’elle était exactement, la lumière. Froide.
La chambre baignait dans cette lumière qu’on découvre en se réveillant par un matin d’hiver ; on sait, rien qu’en la voyant, qu’il a neigé.
Une lumière dépourvue d’ombres.
Il gagna la fenêtre et contempla une lueur pâle argentée.
Olive-Oued avait disparu.
Les visions de la nuit lui revinrent à flots, comme les ténèbres quand les bougies s’éteignent.
Minute, minute, se dit-il en luttant contre la panique. Ce n’est que du brouillard. On a forcément du brouillard de temps en temps, si près de la mer. Et il doit cette teinte argentée à l’absence de soleil. Il n’y a rien de surnaturel dans le brouillard. Des petites gouttes d’eau en suspension dans l’air. Rien d’autre.
Il enfila ses vêtements, ouvrit la porte du couloir à la volée et manqua trébucher sur Gaspode étendu de tout son long sur le seuil comme le bourrelet le plus crasseux du monde.
Le petit chien se redressa sur des pattes antérieures chancelantes, fixa Victor d’un œil jaune et lui jeta : « J’veux qu’tu saches, hein, que j’suis pas couché devant ta porte à cause de ces conneries d’chien fidèle qui protège son maître, voilà, mais quand j’suis rentré…
— La ferme, Gaspode. »
Victor ouvrit la porte de la rue. Du brouillard se faufila. Il donnait l’impression d’explorer ; il entrait comme s’il n’avait attendu que cette occasion.