— Il va le dire.
— Non, il ne dira rien, fit le doyen.
— Vous croyez qu’il a vu où on a enlevé les briques ?
— Non, je me trouvais devant les trous, dit le président.
— Bon, alors. On en était où ?
— Écoutez, je crois vraiment que ce n’est pas raisonnable, dit le doyen.
— Fermez-la, mon vieux, et tenez cette brique.
— Très bien, mais dites-moi : comment vous comptez passer le fauteuil roulant par-dessus le mur ? »
Ils regardèrent l’engin de Pounze.
Il existe des fauteuils roulants ultralégers, conçus pour permettre à l’occupant d’assurer totalement sa fonction dans la société moderne, sans aide extérieure. Ils ont autant de rapport avec la machine de Pounze que des gazelles avec un hippopotame. Pounze avait parfaitement conscience de sa fonction dans la société moderne : pour ce qui le concernait, il fallait qu’on le pousse partout et qu’on se plie à ses exigences.
Long et large, l’engin se dirigeait au moyen d’une petite roue avant et d’un immense guidon en fonte. La fonte, à vrai dire, entrait pour une grande part dans sa composition. Des pièces de ferronnerie tarabiscotée ornaient son châssis, lequel faisait l’effet d’un assemblage de tuyaux de fer soudés bout à bout. Les roues arrière ne se hérissaient pas de lames acérées, mais on avait l’impression qu’elles existaient en option. Divers leviers redoutables se dressaient ici et là, et seul Pounze savait à quoi ils servaient. Une immense capote en toile cirée pouvait se déployer en quelques heures afin de protéger le passager des averses, des tempêtes, voire des chutes de météores et des effondrements de bâtiments. Histoire d’égayer un peu le monstre, le guidon s’agrémentait de trompes, d’avertisseurs et de sifflets grâce auxquels Pounze annonçait son arrivée dans les couloirs et les cours de l’Université. En effet, si le fauteuil roulant exigeait toute la puissance d’un homme costaud pour sa mise en branle, une fois lancé, rien ne semblait pouvoir arrêter la masse du bolide ; il possédait peut-être des freins, mais Vindelle Pounze ne s’était jamais soucié de le vérifier. Personnel comme étudiants, tous savaient que la seule chance d’en réchapper, dès qu’ils entendaient un coup de trompe ou d’avertisseur derrière eux, c’était de se plaquer contre le mur le plus proche pendant que le terrible engin passait en bringuebalant.
« On ne hissera jamais ce bazar par-dessus, affirma le doyen. Il pèse au moins une tonne. N’importe comment, on ferait mieux de le laisser ici, Vindelle. Il est trop vieux pour ces choses-là.
— Quand j’étais jeune, je faisais ce mur… hmm… toutes les nuits », répliqua Pounze avec aigreur. Il gloussa. « On en a connu, des aventures, à l’époque, c’est moi qui vous le dis. Si j’avais reçu un sous… hmm… chaque fois où le Guet m’a coursé… (ses lèvres parcheminées s’agitèrent frénétiquement sous l’effort du calcul mental) ça m’aurait fait cinq sous et demi.
— Peut-être que si on… commença le président avant de s’étonner. Comment ça, cinq sous et demi ?
— Je me rappelle qu’une fois ils ont abandonné en cours de route, répondit joyeusement Pounze. Ah, c’était le bon temps. Je me souviens quand le vieux Riktor “les Nombres”, “Pondelet” Spold et moi, on a grimpé sur le temple des Petits Dieux, voyez, au beau milieu du service ; Pondelet, il avait un petit cochon dans un sac, alors il…
— Regardez ce que vous avez fait ! se plaignit l’assistant des runes modernes. Maintenant, le voilà lancé.
— On pourrait essayer de le soulever par la magie, proposa le président. L’ascenseur-sans-effort de Vindelle, c’est exactement ce qu’il faudrait.
— … et quand le grand prêtre s’est retourné, alors là, la tête qu’il a faite ! Ensuite, Riktor, il a dit : “On va…”
— Ça manque un peu de classe, d’utiliser la magie pour des trucs pareils, renifla le doyen.
— C’en a beaucoup plus que de hisser nous-mêmes cette saleté par-dessus le mur, vous ne trouvez pas ? répliqua l’assistant des runes modernes en se retroussant les manches. Allons-y, les gars.
— … et aussitôt, voilà Bouton qui cogne à la porte de la Guilde des Assassins, du coup le vieux Mouchecrasse… – c’était le portier, hé hé, une vraie terreur, celui-là – bref, le voilà qui sort… hmm… et à ce moment-là les gardes débouchent au coin de la rue…
— Tout le monde est prêt ? Bon !
— … ce qui me rappelle la fois où “Concombre” Lencadreur et moi, on avait pris de la colle et on avait fait le tour par…
— Soulevez de votre côté, doyen ! »
Les mages grognèrent sous l’effort.
« … et… hmm… je m’en souviens comme si c’était hier, la tête qu’il a faite quand…
— Maintenant laissez descendre ! »
Les roues cerclées de fer claquèrent doucement sur les pavés de la ruelle.
Pounze hocha aimablement la tête. « Le bon temps. Le bon temps », marmonna-t-il avant de s’endormir d’un coup.
Lentement, les mages passèrent tant bien que mal le mur, leurs volumineux derrières luisant au clair de lune, et restèrent un instant immobiles de l’autre côté, la respiration légèrement sifflante.
« Dites-moi, doyen, fit l’assistant en s’appuyant contre le mur pour arrêter le tremblement de ses jambes, est-ce qu’on a… rehaussé l’enceinte… depuis cinq ans ?
— Je… ne… crois… pas.
— Bizarre. Avant, je passais ce mur… pfff… une gazelle. Il n’y a pas tant d’années que ça. Non, pas tant que ça. »
Les mages s’épongèrent le front et s’entre-regardèrent, la mine penaude.
« Je vous le passais d’un bond presque tous les soirs pour aller boire une pinte ou trois, dit le président.
— Moi, le soir, j’étudiais », fit le doyen avec hauteur. Le président plissa les yeux. « Oui, vous n’arrêtiez pas, dit-il. Je me souviens. »
Les mages prenaient peu à peu conscience qu’ils se trouvaient hors de l’Université, la nuit et sans permission, pour la première fois depuis des décennies. Une certaine excitation refoulée crépita d’homme en homme. Tout observateur rompu à la lecture du langage corporel aurait été prêt à parier qu’après le film, l’un d’eux allait suggérer d’en profiter pour aller s’en jeter un ou deux dans un troquet, ensuite un autre se sentirait un creux, après quoi il resterait de la place pour deux ou trois verres de plus, puis à cinq heures du matin les gardes municipaux frapperaient respectueusement aux portes de l’Université et demanderaient à l’archichancelier s’il voulait bien descendre aux cellules afin d’identifier quelques prétendus mages qui chantaient une chanson obscène en harmonie à six voix, et s’il voudrait bien aussi apporter un peu d’argent pour payer l’ensemble des dégâts.
Parce que dans chaque vieux il y a un jeune qui se demande ce qui s’est passé.
Le président leva la main et saisit le bord flottant de son grand et large chapeau de mage.
« Bon, les gars, dit-il. On enlève nos chapeaux. » Ils se déchapeautèrent, mais à regret. Le mage est très attaché à son chapeau pointu, lequel lui donne le sentiment d’avoir une identité. Mais, comme l’avait fait remarquer le président plus tôt, puisque le mage se reconnaît à son chapeau pointu, il suffit qu’il retire le couvre-chef pour avoir l’air d’un riche marchand ou autre chose.
Le doyen frissonna. « J’ai l’impression d’être tout nu, dit-il.
— On peut les fourrer sous la couverture de Pounze, proposa le président. Personne ne saura qui on est.
— Oui, fit l’assistant des runes modernes, mais est-ce qu’on le saura, nous ?
— Tout le monde va nous prendre pour… ben, de bons bourgeois.
— C’est exactement l’effet que je me fais, dit le doyen. Un bon bourgeois.