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— Ou pour des marchands. » Le président lissa ses cheveux blancs en arrière.

« N’oubliez pas, reprit-il, si on nous adresse la parole, on n’est pas des mages. Seulement d’honnêtes marchands qui sortent s’amuser le soir, d’accord ?

— À quoi ça ressemble, un honnête marchand ? demanda un mage.

— Comment je saurais, moi ? répondit le président. Donc, personne ne va faire de magie, poursuivit-il. Pas besoin de vous dire ce qui arrivera si l’archichancelier apprend qu’on a vu son corps enseignant à des spectacles vulgaires.

— Ce qui m’inquiète le plus, c’est que nos élèves l’apprennent, frémit le doyen.

— Des fausses barbes, fit l’assistant d’une voix triomphante. On n’a qu’à porter des fausses barbes. »

Le président roula des yeux.

« On porte déjà tous la barbe, dit-il. Des fausses barbes ! Vous parlez d’un déguisement !

— Ah ! C’est ça le truc ! dit l’assistant. Personne ne va soupçonner celui qui porte une fausse barbe d’en avoir une vraie par-dessous, vous ne croyez pas ? »

Le président ouvrit la bouche pour réfuter l’argument, puis hésita.

« Ben… fit-il.

— Mais on va en trouver où, des fausses barbes, si tard le soir ? » s’inquiéta un mage.

L’assistant se fendit d’un grand sourire et plongea la main dans sa poche. « Pas besoin, dit-il. C’est vraiment ça, le truc. J’ai apporté un peu de fil de fer, vous voyez ; il suffit d’en couper deux bouts, de les entortiller dans les favoris et de les recourber autour des oreilles, un peu grossièrement, comme ça… (il fit la démonstration) et voilà. »

Le président le regardait, les yeux écarquillés.

« Impressionnant, dit-il enfin. C’est vrai ! Vous avez exactement l’air d’un type avec une fausse barbe mal fichue.

— Étonnant, hein ? dit joyeusement l’assistant en passant le fil de fer à la ronde. C’est de la têtologie, vous savez. »

Pendant quelques minutes, on n’entendit plus que des bruits de torsion de métal ponctués des gémissements de mages qui se piquaient, mais ils furent enfin prêts. Ils s’entre-regardèrent timidement.

« Si on avait une taie d’oreiller vide et qu’on la coinçait dans la robe du président en laissant dépasser le bout, il aurait l’air d’un type maigre qui veut à tout prix passer pour un gros avec un énorme oreiller », fit l’un d’eux avec enthousiasme. Il surprit le regard du président et se tut.

Deux mages saisirent les poignées du terrible fauteuil roulant de Pounze et entreprirent de le pousser bruyamment sur les pavés humides.

« Quoidon ? Qu’est-ce que tout le monde fait ? demanda Pounze en se réveillant soudain.

— On va jouer les bons bourgeois, répondit le doyen.

— Ça, c’est un bon jeu », dit Pounze.

« Vous m’entendez, mon vieux ? »

L’économe ouvrit les yeux.

L’infirmerie de l’Université n’était pas très grande et ne servait pas souvent. Les mages, dans l’ensemble, avaient une santé de fer, ou bien ils étaient morts. Le seul remède dont ils avaient régulièrement besoin, c’était du bicarbonate de soude et une chambre obscure jusqu’au déjeuner.

« Vous ai amené d’la lecture », fit la voix avec timidité.

L’économe réussit à fixer son regard sur le dos d’Aventures avec une arbalète et une gaule.

« Un méchant coup que vous avez reçu, économe. Z’avez dormi toute la journée. »

L’économe loucha, l’œil trouble, sur la brume rose et orange qui se dissipa peu à peu pour révéler la figure rose et orange de l’archichancelier.

Voyons, songea-t-il, comment exactement est-ce que j’ai…

Il s’assit tout droit, saisit la robe de l’archichancelier et brailla à la grosse figure rose et orange : « Il va se passer quelque chose de terrible ! »

Les mages déambulaient dans les rues crépusculaires. Jusqu’à présent, le déguisement marchait à la perfection. On les bousculait, même. Personne ne bousculait jamais sciemment un mage. C’était une expérience toute nouvelle.

Une foule immense se pressait devant l’entrée de l’Odium, et une queue s’étirait dans la rue. Le doyen l’ignora et entraîna le groupe directement devant les portes, sur quoi quelqu’un fit : « Holà ! »

Il leva les yeux sur un troll à la figure rougeaude engoncé dans une tenue façon militaire mal coupée pour lui, pourvue d’épaulettes de la taille de timbales d’orchestre mais sans pantalon.

« Oui ? fit le mage.

— Tout l’monde, ils font la queue, vous savez », dit le troll.

Le doyen opina poliment de la barbe. À Ankh-Morpork, chaque queue avait, quasiment par définition, toujours un mage à sa tête. « Je vois ça, dit-il. C’est très bien. Maintenant, si vous aviez l’amabilité de vous écarter, on aimerait prendre nos places. »

Le troll lui enfonça son doigt dans le ventre. « Pour quoi vous vous prenez ? lança-t-il. Pour un mage peut-être ? » La repartie suscita des rires chez les badauds les plus proches dans la queue.

Le doyen se pencha tout près du portier. « Il se trouve qu’on est des mages », souffla-t-il.

Le troll lui fit un grand sourire. « Faudrait pas me prendre pour bleutrilobite, dit-il. Je vois fausse barbe !

— Maintenant écoutez… commença le doyen, mais sa voix se mua en couinement incohérent lorsque le troll l’empoigna par le col de sa robe et le propulsa au milieu de la route.

— Vous faites queue comme tout l’monde », dit-il. Un chœur de ricanements monta de la file.

Le doyen grogna et leva la main droite, les doigts tendus…

Le président lui saisit le bras.

« Ah, oui, siffla-t-il. On serait bien avancés, hein ? Venez.

— Où ça ?

— Au bout de la queue !

— Mais on est des mages ! Les mages ne font jamais la queue pour quoi que ce soit !

— On est d’honnêtes marchands, vous vous rappelez ? » répliqua le président. Il jeta un coup d’œil aux cinéphiles les plus proches qui les regardaient d’un drôle d’air. « On est d’honnêtes marchands », répéta-t-il à voix haute. Il poussa du coude le doyen. « Allez-y, souffla-t-il.

— Quoi, allez-y ?

— Allez-y, dites quelque chose de marchandesque.

— C’est comment, ça ? fit le doyen, perplexe.

— Dites quelque chose ! Tout le monde nous regarde !

— Oh. » La figure du doyen se plissa sous l’effet de la panique, puis le salut lui apparut. « Sont belles, mes pommes, dit-il. Sont chaudes, profitez-en. Elles sont beeelles… Ça va, comme ça ?

— Je suppose. Maintenant on va se mettre à la… »

Il fut interrompu par un remue-ménage à l’autre bout de la rue. Des gens se précipitaient. La file d’attente se disloqua et chargea. Les honnêtes marchands se retrouvèrent soudain entourés d’une foule qui les poussait frénétiquement.

« Dites donc, il y a une queue, vous savez », fit timidement l’honnête marchand de runes modernes alors qu’on le poussait de côté.

Le doyen empoigna l’épaule d’un gamin qui l’écartait violemment à coups de coude.

« Qu’est-ce qui se passe, jeune homme ? demanda-t-il.

— Z’arrivent ! cria le gamin.

— Qui ça ?

— Les étoiles ! »

Les mages, comme un seul homme, levèrent la tête.

« Non, tu te trompes », dit le doyen, mais le gamin s’était libéré d’une secousse pour se fondre dans la cohue.

« Drôle de superstition primitive », commenta le doyen. Puis les mages, à l’exception de Pounze qui se plaignait et agitait sa canne en tous sens, tendirent le cou pour mieux voir.