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L’économe retrouva l’archichancelier dans un couloir.

« Il n’y a personne dans la Salle Peu Commune ! s’écria-t-il.

— La bibliothèque est déserte ! tonna l’archichancelier.

— J’ai entendu parler de ce genre de phénomène, geignit l’économe. Un truc-bidule spontané. Ils sont tous devenus spontanés !

— Calmez-vous, mon vieux. C’est pas parce que…

— Je n’arrive même pas à dénicher un seul serviteur ! Vous savez ce qui se passe quand la réalité se dérobe ! En ce moment même, sûrement que des tentacules géants… »

Un vroumm… vroumm se fit entendre au loin, suivi des claquements de plombs rebondissant sur le mur.

« Toujours la même direction, marmonna l’économe.

— Quelle direction, alors ?

— La direction d’où Elles vont venir ! Je crois que je deviens fou !

— Allons, allons, fit l’archichancelier en lui tapotant l’épaule. Faut pas dire des choses pareilles. Faut être dingue pour dire ça. »

Ginger regardait, l’œil fixe et affolé, par la fenêtre de la voiture. « Qui sont tous ces gens ? demanda-t-elle.

— Des fans, répondit Planteur.

— Des fanes ? Ils se prennent pour des carottes ou des radis ?

— Mon oncle veut dire que ce sont des gens qui aiment vous voir dans les films, expliqua Sol. Euh… Qui vous aiment beaucoup.

— Il y a aussi des femmes », constata Victor. Il fit un geste prudent de la main. Dans la foule, une spectatrice se pâma.

« Vous êtes célèbre, poursuivit-il à l’adresse de Ginger. Vous avez toujours voulu être célèbre, vous disiez. »

Ginger regarda encore la foule. « Mais je ne croyais pas que ce serait comme ça. Tout le monde crie nos noms !

— On s’est donné beaucoup de mal pour leur parler de Quand s’emporte le vent d’autan, fit Sol.

— Oui, renchérit Planteur. On leur a dit que c’était le plus grand film dans toute l’histoire d’Olive-Oued.

— Mais on ne tourne des films que depuis deux mois, fit observer Ginger.

— Et alors ? C’est quand même une histoire », répliqua Planteur.

Victor vit l’expression du visage de Ginger. À quand remontait exactement la véritable histoire d’Olive-Oued ? Peut-être existait-il un vieux calendrier de pierre, là-bas au fond de la mer, parmi les homards. Peut-être n’y avait-il aucune datation possible. Comment mesurait-on l’âge d’une idée ?

« Des tas de dignitaires municipaux vont venir aussi, dit Planteur. Le Patricien, les nobles, les responsables des guildes et certains grands prêtres. Pas les mages, évidemment, ces vieux crétins prétentieux. Mais ça va être une soirée qu’on sera pas près d’oublier.

— On va nous présenter à tout le monde ? s’inquiéta Victor.

— Non. C’est eux qu’on va vous présenter, répondit Planteur. La grande émotion d’leur vie. »

Victor contempla une fois de plus la foule au-dehors.

« C’est mon imagination, fit-il, ou le brouillard tombe ? »

Pounze flanqua un coup de canne sur les mollets du président.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Pourquoi tout le monde hurle et applaudit ?

— Le Patricien vient de sortir de sa voiture, répondit le président.

— Vois pas ce qu’y a d’extraordinaire là-dedans, répliqua Pounze. Moi, je suis descendu de voitures des centaines de fois. Ça n’a rien de difficile.

— C’est plutôt bizarre, reconnut le président. Et ils ont acclamé le directeur de la Guilde des Assassins, et aussi le grand prêtre d’Io l’Aveugle. À présent, on déroule un tapis rouge.

— Quoi ? Dans la rue ? À Ankh-Morpork ?

— Oui.

— J’aimerais pas écoper de leur note de nettoyage. »

L’assistant des runes modernes donna un grand coup de coude dans les côtes du président, du moins dans la région où les côtes se tapissaient sous les couches de cinquante ans de bons repas.

« Chut ! souffla-t-il. Ils arrivent !

— Qui ça ?

— Des gens importants, on dirait. »

La panique ratatina la figure du président sous sa fausse vraie barbe. « Vous ne croyez pas qu’ils ont invité l’archichancelier, dites ? »

Les mages s’efforcèrent de rentrer dans leurs robes, comme des tortues verticales.

En fait, il s’agissait d’un véhicule beaucoup plus impressionnant que tous les engins déglingués des écuries de l’Université. La foule se précipita contre le cordon de trolls et de gardes municipaux et ne quitta pas des yeux la porte de la voiture ; l’atmosphère même bourdonnait d’impatience.

Bezam, la poitrine tellement gonflée d’importance qu’il donnait l’impression de flotter, dansa jusqu’à la porte de la voiture et l’ouvrit.

La foule retint collectivement son souffle, sauf un élément qui tapait à coups de canne sur les badauds qui l’entouraient et marmonnait : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi personne ne me dit ce qui se passe ? J’exige qu’on me dise… hmm… ce qui se passe ! »

La porte resta fermée. Ginger s’agrippait à la poignée comme si sa vie en dépendait.

« Ils sont des milliers, là, dehors ! dit-elle. Je ne veux pas sortir !

— Mais ils suivent tous vos films, plaida Sol. C’est votre public.

— Non ! »

Sol jeta les bras au ciel. « Vous pouvez pas la persuader, vous ? lança-t-il à Victor.

— Je ne suis même pas sûr de pouvoir me persuader moi-même, répondit le jeune homme.

— Mais vous avez passé des jours devant ces gens, dit Planteur.

— Non, répliqua Ginger. Il n’y avait que vous, les opérateurs, les trolls et tout le reste. Ce n’était pas pareil. Et puis, ça n’était pas vraiment moi, ajouta-t-elle. C’était Delorès de Vyce. »

Victor se mordit la lèvre d’un air songeur. « Peut-être que vous devriez faire sortir Delorès de Vyce, alors, dit-il.

— Comment je peux faire ça ?

— Eh ben… pourquoi ne pas faire comme si c’était un film… ? »

Les Planteur, oncle et neveu, échangèrent un coup d’œil. Puis Sol s’arrondit les paumes autour de la figure pour imiter l’objectif d’une boîte à images et J.M.T.L.G., poussé du coude, posa une main sur la tête de son neveu et actionna une manivelle invisible dans son oreille.

« On tourne ! » lança-t-il.

La portière de la voiture s’ouvrit.

La foule haleta, comme une montagne inspirant une goulée d’air. Victor sortit, leva la main, prit celle de Ginger…

La foule poussa des vivats éperdus.

L’assistant de runes modernes se mordit les doigts d’émotion. Le président produisit un étrange son rauque au fond de sa gorge.

« Dites, vous vous demandiez ce qu’un jeune gars pouvait trouver à faire de mieux que mage ?

— Un vrai mage ne doit s’intéresser qu’à une seule chose, marmonna le doyen. Vous le savez.

— Oh, ça, je le sais.

— Je parle de la magie. »

Le président regarda attentivement les silhouettes qui avançaient.

« Je vais vous dire, c’est bien le jeune Victor, j’en mettrais ma main au feu, fit-il.

— C’est écœurant, commenta le doyen. Je ne comprends pas qu’il ait préféré fréquenter des jeunes dames alors qu’il aurait pu devenir mage.