— Ouais. Quel imbécile », dit l’assistant des runes modernes qui avait du mal à respirer.
Un soupir collectif lui répondit.
« Faut quand même reconnaître, c’est une belle fille, dit le président.
— Je suis un vieillard, et si on ne me laisse pas voir très vite, intervint une voix éraillée derrière eux, on va goûter… hmm… de ma canne, compris ? »
Deux mages s’écartèrent petit à petit et firent doucement passer le fauteuil roulant. Sur sa lancée, l’engin s’avança jusqu’au bord du tapis en meurtrissant tous les genoux et les chevilles sur sa route.
La bouche de Pounze béa d’un coup.
Ginger saisit la main de Victor.
« Il y a un groupe de vieux bonshommes tout gras avec des fausses barbes qui vous font des signes, là-bas, dit-elle à travers des dents serrées en un grand sourire.
— Oui, des mages, je crois, répondit Victor en souriant lui aussi.
— Il y en a un qui n’arrête pas de sauter dans son fauteuil roulant en poussant des “ho-hé !” “youp-youp !” et des “bravo !”.
— C’est le plus vieux mage du monde », lui précisa Victor. Il fit un geste de la main vers une grosse dame dans la foule qui s’évanouit.
« Bon sang ! Il était comment il y a cinquante ans ?
— Ben, pour commencer, il en avait quatre-vingts[25]. Ne lui envoyez pas de baiser ! »
La foule approuva d’un rugissement.
« Il a l’air gentil.
— Continuez donc de sourire et de faire bonjour.
— Oh, dieux, regardez-moi tous ces gens qui attendent pour nous être présentés !
— Je les vois.
— Mais ce sont des gens importants !
— Ben, nous aussi, j’imagine.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on est nous. Comme vous avez dit l’autre fois sur la plage. On est nous, avec toute notre importance. C’est exactement ce que vous vouliez. On est… »
Il s’arrêta.
Le troll à la porte de l’Odium lui adressa un salut hésitant. Le claquement sourd de sa main lorsqu’il se l’abattit sur l’oreille s’entendit distinctement par-dessus le rugissement de la foule…
Gaspode se dandinait à toute vitesse dans une ruelle tandis que Lazzi trottinait docilement sur ses talons. Personne ne leur avait prêté la moindre attention lorsqu’ils avaient sauté – embrassé le pavé dans le cas de Gaspode – hors de la voiture.
« S’enfermer le soir dans une salle étouffante, moi, j’appelle pas ça sortir, marmonna Gaspode. On est dans la grand-ville, ici. C’est pas Olive-Oued. Reste avec moi, mon p’tit toutou, et tu l’regretteras pas. Première étape, la porte de derrière de l’Antre à Côtes de Harga. On me connaît, là-bas. D’accord ?
— Bon chien, Lazzi !
— Ouais. »
« Vous avez vu comment il est habillé ? fit Victor.
— Une veste de velours rouge à brandebourgs dorés, répondit Ginger du coin de la bouche. Et alors ? Un pantalon, ça ne lui aurait pas fait de mal.
— Oh, dieux », laissa échapper Victor.
Ils pénétrèrent dans le hall brillamment éclairé de l’Odium.
Bezam avait fait de son mieux. Trolls et nains avaient travaillé toute la nuit pour finir à temps.
Partout, ce n’étaient que tentures en peluche, colonnes et miroirs.
Des chérubins joufflus et des fruits divers, tous peints en or, occupaient la moindre surface libre.
On aurait cru pénétrer dans une boîte de chocolats de luxe.
Ou dans un cauchemar. Victor s’attendait plus ou moins à entendre le grondement de la mer, à voir les tentures s’affaisser en une masse de limon noir.
« Oh, dieux, répéta-t-il.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Ginger en souriant fixement à la file de dignitaires municipaux qui attendaient d’être présentés aux deux vedettes.
— Vous allez voir, répondit Victor d’une voix rauque. C’est Olive-Oued ! Olive-Oued se retrouve à Ankh-Morpork !
— Oui, mais…
— Vous ne vous rappelez pas ? L’autre nuit sur la colline ? Avant que vous vous réveilliez ?
— Non. Je vous l’ai déjà dit.
— Vous allez voir », répéta Victor. Il jeta un coup d’œil à un chevalet décoré appuyé contre un mur.
Le chevalet annonçait : Trois séances par jour !
Et Victor songeait à des dunes de sable, à de vieux mythes et à des homards.
La cartographie n’avait jamais été un art précis sur le Disque-monde. On démarrait rempli de bonnes intentions, puis on s’emballait tellement pour les baleines soufflant leurs jets d’eau, les monstres, les vagues et autres bricoles typiques dont s’ornaient les cartes, qu’on oubliait souvent complètement d’y porter les fastidieuses montagnes et rivières.
L’archichancelier posa un cendrier débordant de mégots sur un coin qui menaçait de s’enrouler. Il fit courir un doigt sur la surface sale.
« Là, ça dit : Ici, dragons, fit-il. Et en pleine ville, en plus. Bizarre, ça.
— Ce n’est que le Sanctuaire du Soleil pour dragons malades de dame Ramkin, expliqua l’économe d’un air éperdu.
— Et là, Terra Incognita, poursuivit l’archichancelier. Pourquoi ça ? »
L’économe tendit le cou pour voir. « Eh bien, c’est sans doute mieux qu’indiquer des tas de cultures de choux.
— Et là, encore Ici, dragons.
— Je crois que ce n’est qu’un mensonge, en fait. »
Le pouce calleux de l’archichancelier continua dans la direction que leur avaient donnée les plombs. Il nettoya deux chiures de mouches d’un revers de main.
« Rien du tout dans ce coin-là, fit-il en regardant de plus près. Rien que la mer. Et… (il plissa les yeux) l’Olive-Oued. Ça veut dire quelque chose ?
— Ce n’est pas là que sont partis tous les alchimistes ?
— Oh, ceux-là.
— J’imagine, fit lentement l’économe, qu’ils ne se livrent pas à une espèce de magie, là-bas, tout de même ?
— Des alchimistes ? De la magie ?
— Pardon. Une idée ridicule, je sais. L’appariteur m’a dit qu’ils font un genre de… euh… de théâtre d’ombres, quelque chose comme ça. Ou de marionnettes. Ou autre chose qui ressemble. D’images. Quelque chose, quoi. Je n’ai pas fait très attention. J’veux dire… des alchimistes ! Quand même ! J’veux dire, des assassins… d’accord. Des voleurs… d’accord. Même des marchands… Les marchands sont drôlement sournois, des fois. Mais des alchimistes… Il n’y a pas plus détachés de ce monde, empotés, bien intentionnés que… »
Sa voix mourut lorsque ses oreilles comprirent ce que racontaient ses lèvres.
« Ils n’oseraient pas, dites ?
— D’après vous ? »
L’économe lâcha un rire creux. « No-o-on. Ils n’oseraient pas ! Ils savent qu’on leur tomberait sur le paletot comme une tonne de briques s’ils s’essayaient à de la magie dans le coin… » Sa voix mourut à nouveau.
« Je suis sûr qu’ils n’oseraient pas, fit-il.
« J’veux dire, même si loin.
« Ils n’oseraient pas.
« Pas de la magie. Sûrement pas, hein ?
« Ces connards aux pattes sales, je ne leur ai jamais fait confiance ! Ils ne sont pas comme nous, vous savez. Aucun sens de la dignité ! »
25
Les mages qui parviennent à échapper aux attentions ambitieuses de leurs collègues ont tendance à vivre longtemps. Ce qui paraît encore plus long.