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La foule qui se pressait autour du guichet grossissait et s’énervait de minute en minute.

« Eh bien, est-ce que vous avez regardé dans toutes vos poches ? demanda le président.

— Oui ! marmonna le doyen.

— Regardez encore, alors. »

En ce qui concernait les mages, payer pour entrer quelque part était un désagrément qui arrivait aux autres. Le chapeau pointu réglait d’ordinaire parfaitement la question.

Pendant que le doyen se débattait avec ses poches, le président faisait un grand sourire idiot à la jeune femme qui vendait les billets. « Mais je vous assure, chère madame, dit-il désespérément, nous sommes bien des mages.

— J’ai repéré vos fausses barbes, répliqua la fille qui renifla. On en voit de toutes sortes ici. Qu’est-ce qui me dit que vous n’êtes pas trois petits gamins dans les vêtements de vos pères ?

— Madame !

— J’ai deux piastres et quinze sous, annonça le doyen en dégageant les pièces d’une poignée de peluches et d’objets occultes mystérieux.

— Ça fait deux places d’orchestre », dit la fille en déroulant à contrecœur deux billets. Le président les rafla prestement.

« J’emmène Vindelle avec moi, alors, dit-il aussitôt en se tournant vers ses collègues. Vous autres, vous feriez mieux de retourner à vos affaires honnêtes, et de vous remuer le derrière. » Il agita les sourcils d’un air éloquent.

« Je ne vois pas pourquoi… commença le doyen.

— Sinon on va avoir des arriérés de travail, poursuivit le président en grimaçant furieusement. Si vous ne vous remuez pas le derrière.

— Dites donc, c’était mon argent, et… fit le doyen, mais l’assistant des runes modernes lui empoigna le bras.

— Venez donc, dit-il en faisant lentement et posément un clin d’œil au président. Il est temps de nous remuer le derrière.

— Je ne vois pas pourquoi… » gargouilla le doyen tandis qu’on l’entraînait dehors.

Des nuages gris tourbillonnaient dans le miroir magique de l’archichancelier. Beaucoup de mages en possédaient un, mais peu daignaient y recourir. Les miroirs étaient capricieux et peu fiables. Ils ne valaient même pas grand-chose pour se raser.

Chose surprenante, Ridculle s’en servait en expert.

« Traque du gibier, dit-il en guise d’explication succincte. Vais pas m’emmerder à courir à quatre pattes dans la fougère mouillée pendant des heures, foutredieux. Servez-vous un verre, mon vieux. Et un pour moi. »

Les nuages tremblotaient.

« J’vois rien d’autre, on dirait, fit-il. Bizarre, ça. Que du brouillard qu’arrête pas de clignoter. »

L’archichancelier toussa. L’économe commençait à se dire que, contre toute attente, son supérieur n’était pas si bête.

« Déjà vu un de ces trucs de théâtre animé d’images d’ombres de marionnettes ? demanda Ridculle.

— Les serviteurs y vont », répondit l’économe. Ce qui, conclut Ridculle, signifiait « non ».

« Je crois qu’on devrait aller y jeter un coup d’œil, dit-il.

— Très bien, archichancelier », fit l’économe avec soumission.

Une règle inviolable régit les bâtiments destinés aux représentations des films, une règle qui s’applique à tout le multivers : la laideur de l’envers est inversement proportionnelle à la splendeur de l’endroit. En façade : colonnades, arches, feuilles d’or, lumières. À l’arrière : canalisations étranges, collapsus mystérieux de tuyauteries, murs aveugles, ruelles fétides.

Et la fenêtre des toilettes.

« Je ne vois pas pourquoi on est obligés de faire ça, gémit le doyen alors que les mages se démenaient dans le noir.

— Taisez-vous et continuez de pousser, marmonna l’assistant des runes modernes de l’autre côté de la fenêtre.

— On aurait pu changer quelque chose en argent. Une petite illusion vite fait. Quel mal à ça ?

— Ça s’appelle diluer la monnaie, dit l’assistant. On risque de finir au fond de la fosse à scorpions pour un truc pareil. Où je mets les pieds, là ? Où je mets les pieds ?

— Très bien, fit un mage. Voilà, doyen. Vous montez.

— Oh là là, gémit le doyen tandis qu’on le tirait par la fenêtre étroite dans les ténèbres innommables de l’autre côté. Cette histoire va mal tourner.

— Faites bien attention où vous mettez les pieds. Tenez, regardez ce que vous avez fait ? Est-ce que je ne vous ai pas dit de faire attention où vous mettiez les pieds ? Bon, venez. »

Peu après, les mages traversaient les coulisses furtivement – sauf le doyen dont chaque pas s’accompagnait d’un bruit de succion – et s’introduisaient dans l’auditorium sombre et bruyant où Vindelle Pounze gardait quelques places libres tout simplement en agitant sa canne sous le nez du premier qui s’en approchait. Ils se glissèrent en crabe jusqu’à leurs sièges en s’emmêlant les jambes les uns les autres et s’assirent.

Ils fixèrent le rectangle gris indistinct à l’autre bout de la salle.

Au bout d’un moment, le président déclara : « Moi, je ne vois pas ce qu’on lui trouve, à ce machin-là.

— Est-ce que quelqu’un a fait “le lapin difforme” ? demanda l’assistant des runes modernes.

— Ça n’a pas encore commencé, souffla le doyen.

— J’ai faim, se plaignit Pounze. Je suis vieux… hmm… et j’ai faim.

— Vous savez ce qu’il a fait ? dit le président. Vous savez ce qu’il a fait, ce vieil imbécile ? Alors qu’une jeune dame nous conduisait à nos places avec une torche, il lui a pincé le… le fondement ! »

Pounze ricana. « Bravo, bravo ! Votre mère, elle sait que vous êtes de sortie ? gloussa-t-il.

— C’est trop pour lui, se lamenta le président. On n’aurait jamais dû l’amener.

— Vous vous rendez compte qu’on rate le dîner ? » fit le doyen.

Les mages se turent d’un coup. Une grosse femme qui passait à côté du fauteuil roulant de Pounze sursauta brusquement et regarda autour d’elle d’un air soupçonneux sans rien voir d’autre qu’un petit vieux de toute évidence profondément endormi.

« Et le mardi, on a de l’oie », dit le doyen.

Pounze ouvrit un œil et actionna la trompe de son fauteuil.

« Taratataboum ! Faut pas pousser mémé dans les orties ! grommela-t-il d’un air triomphant.

— Vous voyez ce que je veux dire ? fit le président. Il ne sait même pas quel siècle on est. »

Pounze tourna vers lui un œil noir de fouine.

« Je suis vieux… hmm… et je suis peut-être idiot, fit-il, mais je ne vais pas crever de faim, moi. » Il farfouilla dans les profondeurs indescriptibles de son fauteuil roulant et sortit une bourse noire graisseuse. Le sac tinta. « J’ai vu une jeune dame à l’entrée qui vendait des trucs spéciaux à manger pendant les films, expliqua-t-il.

— Quoi ? Vous aviez de l’argent ? fit le doyen. Et vous n’avez rien dit ?

— Vous ne m’avez rien demandé », répliqua Pounze.

Les mages couvaient la bourse d’un regard affamé.

« Ils ont des grains sauteurs au beurre, des saucisses dans des petits pains, des machins au chocolat avec des machins dessus, et encore d’autres machins », les renseigna Pounze. Il leur adressa un sourire édenté et rusé. « Vous pouvez en acheter aussi, si ça vous dit », ajouta-t-il gracieusement.