Le doyen cocha ses achats. « Bon, fit-il, ça nous fait trois pots modèle Patricien de grains sauteurs avec supplément de beurre, huit saucisses dans des petits pains, un gobelet géant de boisson pétillante et un sachet de raisins secs enrobés de chocolat. » Il tendit l’argent.
« Parfait, dit le président en ramassant les récipients. Euh… Vous croyez qu’il faut prendre quelque chose pour les autres ? »
Dans la cabine de projection, Bezam jurait en enfilant l’immense bobine de Quand s’emporte le vent d’autan dans la boîte de projection.
À quelques pas de là, dans une partie du balcon dont une corde interdisait l’accès, le seigneur Vétérini était lui aussi mal à l’aise.
Ils formaient, il devait le reconnaître, un jeune couple charmant. Il se demandait seulement pourquoi il était assis à côté d’eux et en quoi ils avaient tant d’importance.
Il avait l’habitude des gens importants, du moins de ceux qui se jugeaient importants. Les mages devenaient importants par de hauts faits magiques. Les voleurs par des vols audacieux, de même, quoique d’une manière légèrement différente, que les marchands. Les guerriers en gagnant des batailles et en restant en vie. Les assassins par des inhumations habiles. Les sentiers ne manquaient pas qui menaient à la gloire, mais balisés, on suivait leur tracé. Ils respectaient une certaine logique.
Alors que ces deux individus s’étaient contentés de s’agiter et de faire leurs intéressants devant cette machinerie filmique dernier cri. L’acteur de théâtre le plus néophyte de la ville était un maître comédien complet auprès d’eux, mais il ne viendrait à l’idée de personne de lui faire des haies d’honneur dans la rue et de crier son nom.
Le Patricien n’avait encore jamais assisté à une projection de film. Pour ce qu’il en savait, Victor Marasquino était célèbre pour son regard de braise devant lequel les femmes mûres tombaient en pâmoison dans les allées comme des midinettes, et la spécialité de mademoiselle de Vyce, c’était de jouer la langueur, de flanquer des gifles et de se donner des allures époustouflantes, vautrée parmi des coussins de soie.
Tandis que lui, Patricien d’Ankh-Morpork, il gérait la ville, il l’entretenait, il l’aimait et la détestait, il avait passé sa vie à la servir…
Et voilà qu’au moment où la populace avait envahi l’orchestre, son ouïe affûtée comme une lame de rasoir avait capté la conversation de deux spectateurs :
« Qui c’est, là-haut ?
— C’est Victor Marasquino et Delorès de Vyce ! T’sais donc rien ?
— Le type en noir, j’veux dire.
— Oh, j’sais pas qui c’est, çui-là. Une grosse légume, sans doute. »
Oui, c’était fascinant. On pouvait devenir célèbre rien qu’en étant… célèbre, quoi. Il lui vint à l’esprit qu’il s’agissait là d’un phénomène extrêmement dangereux et qu’un de ces jours il lui faudrait peut-être ordonner quelques éliminations physiques, quoiqu’avec répugnance[26]. En attendant, une certaine gloire rejaillissait sur lui du fait qu’il côtoyait des célébrités et, à sa grande surprise, il trouvait ça plutôt agréable.
Par ailleurs, il occupait aussi le siège voisin de mademoiselle de Vyce, et la jalousie du public était si palpable qu’il en sentait presque le goût ; il ne pouvait pas en dire autant du sachet de féculents blancs cotonneux qu’on lui avait donnés à manger.
De l’autre côté, l’affreux Planteur expliquait le mécanisme des images animées en s’imaginant à tort que le Patricien buvait ses paroles.
Un tonnerre d’applaudissements éclata soudain.
Le Patricien se pencha près de Planteur.
« Pourquoi baisse-t-on les lumières ? demanda-t-il.
— Ah, monsieur, répondit Planteur, ça permet de mieux voir les images.
— Ah bon ? Ce devrait être le contraire, non ?
— Ça s’passe pas comme ça pour les images animées, monsieur.
— Comme c’est fascinant ! »
Le Patricien se pencha de l’autre côté vers Ginger et Victor. Il fut légèrement surpris de les découvrir extrêmement tendus. Il s’en était déjà aperçu dès leur entrée dans l’Odium. Le jeune homme regardait tous les ornements ridicules comme s’il en avait peur, et lorsque la fille avait pénétré dans la salle proprement dite, il l’avait entendue suffoquer.
Ils avaient l’air bouleversés.
« J’imagine que tout ça, pour vous, c’est monnaie courante, dit-il.
— Non, répondit Victor. Pas vraiment. On n’est encore jamais allés dans une vraie salle de cinéma.
— Sauf une fois, rectifia Ginger d’une voix lugubre.
— Oui. Sauf une fois.
— Mais, euh… vous faites pourtant des images animées, dit le Patricien avec amabilité.
— Oui, mais on n’y assiste jamais. On n’en voit que des morceaux, quand les opérateurs les collent bout à bout. Les seuls clics que j’ai vus, c’était en extérieur, sur un vieux drap, expliqua Victor.
— Alors, c’est tout nouveau pour vous ? demanda le Patricien.
— Pas exactement, répondit le jeune homme, le visage blême.
— Fascinant », répéta le Patricien qui revint à sa non-écoute de Planteur. Il n’était pas arrivé à la situation qu’il occupait en se souciant du fonctionnement des choses. C’était le fonctionnement des gens qui l’intriguait.
Plus loin dans la rangée, Sol se pencha vers son oncle et laissa tomber un petit rouleau de pellicule sur ses genoux.
« Ça, c’est à toi, dit-il d’une voix douce.
— C’est quoi ? demanda Planteur.
— Ben, j’ai eu l’idée de jeter un petit coup d’œil au clic avant la projection…
— T’as fait ça ?
— Et sur quoi je tombe, au beau milieu de la scène de l’incendie ? Sur cinq minutes sans rien d’autre à l’image qu’une assiettée de côtelettes à la sauce spéciale cacahuète de Harga. Je sais pourquoi tu as fait ça, évidemment. Je veux seulement savoir pourquoi ce procédé ? »
Planteur sourit d’un air coupable. « D’après moi, fit-il, si une seule petite image rapide pousse les gens à vouloir acheter des trucs, pense à l’effet d’un plan de cinq minutes. »
Sol le regarda fixement.
« J’me sens vraiment vexé, reprit Planteur. Tu m’as pas fait confiance. À moi, ton oncle. Après qu’je t’ai promis solennellement de plus recommencer, tu m’as pas fait confiance ? Ça me fait mal, Sol. Vraiment mal. Où est passée l’honnêteté, dans ce pays ?
— À mon avis, tu as dû la vendre à quelqu’un, mon oncle.
— J’suis vraiment vexé.
— Mais t’as pas tenu ta promesse, mon oncle.
— Ç’a rien à voir. Ça, c’est les affaires. Pour l’instant, on cause famille. Faut que t’apprennes à faire confiance à la famille, Sol. Surtout à moi. »
Sol haussa les épaules. « D’accord. D’accord.
— Sûr ?
— Oui, mon oncle. » Sol lui fit un grand sourire. « Je te le promets solennellement.
— T’es un bon p’tit gars ! »
À l’autre bout de la rangée, Victor et Ginger fixaient l’écran vide, la mine renfrognée en même temps qu’horrifiée.
« Dites, vous savez ce qui va se passer maintenant ? fit Ginger.
— Oui. Quelqu’un va se mettre à jouer de la musique depuis un trou dans le plancher.
— La caverne, là-bas, c’était vraiment une salle de cinéma ?
— Plus ou moins, je pense, répondit prudemment Victor.
— Mais l’écran d’ici, c’est juste un écran. Ce n’est pas… c’est juste un écran, quoi. Juste un drap amélioré. Ce n’est pas… »