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Un tintamarre éclata devant les premiers rangs de la salle. Dans un concert de cliquetis et de sifflements d’air s’échappant éperdument, Calliope, la fille dodue de Bezam, émergea lentement du sous-sol en martyrisant les touches d’un petit orgue avec tout le brio dû à plusieurs heures de pratique et grâce aux efforts combinés de deux trolls costauds qui actionnaient les soufflets dans les coulisses. On ne savait pas quel morceau jouait la jeune femme, mais il n’avait manifestement rien à gagner dans l’interprétation qu’elle en donnait.

À l’orchestre, le doyen fit passer un sachet au président.

« Prenez un raisin sec au chocolat, offrit-il.

— On dirait des crottes de rat », constata le président.

Le doyen les examina dans la pénombre.

« Ah, c’est ça, dit-il. Le sac est tombé par terre il y a une minute, et j’ai trouvé que j’en ramassais beaucoup.

— Chhhut ! » lança une femme du rang suivant. La tête décharnée de Vindelle Pounze pivota comme un aimant.

« Trabadja la moukère ! caqueta-t-il. Mets deux sous dans l’bastringue, histoire d’ouvrir le bal ! »

Les lumières baissèrent davantage. L’écran papillota. Des chiffres apparurent fugitivement, comme un compte à rebours.

Calliope regarda attentivement la partition sous son nez, se releva les manches, s’écarta les cheveux des yeux et attaqua avec fougue ce qui ressemblait de loin au vieil hymne officiel d’Ankh-Morpork[27].

Les lumières s’éteignirent.

Le ciel scintillait. Aucun rapport avec du vrai brouillard. Il s’en dégageait une clarté argentée, ardoisée, qui papillotait d’un feu intérieur comme un croisement entre l’Aurora Coriolis et l’éclair de chaleur.

Dans la direction d’Olive-Oued, le ciel éclatait de lumière. Ça se voyait même dans la ruelle de l’Antre à Côtes de Harga, où deux chiens se repaissaient du menu spécial « Tout ce qu’on peut tirer du tas d’ordures pour rien ».

Lazzi leva la tête et grogna.

« J’t’en veux pas, fit Gaspode. Je l’savais, que ça augurait. Je l’ai pas dit, que de l’augure allait nous tomber dessus ? »

Des étincelles lui crépitèrent sur les poils.

« Viens, dit-il. On ferait mieux d’avertir tout l’monde. Toi, t’es bon pour ces trucs-là. »

Clic-clic-clic-clic…

C’était le seul bruit qu’on entendait dans l’Odium. Calliope s’était arrêtée de jouer et ne quittait pas des yeux l’écran au-dessus d’elle.

Les bouches béaient et ne se refermaient que pour mordre dans une poignée de grains sauteurs.

Victor avait vaguement conscience de s’être défendu. Il avait essayé de détourner les yeux. Encore maintenant, une petite voix dans sa tête lui disait que rien n’était normal, mais il l’ignorait. Tout était parfaitement normal. Il avait soupiré comme tout le monde tandis que l’héroïne s’efforçait de garder la vieille mine familiale dans un « monsde pris de follye »… Il avait frissonné au spectacle de la guerre et des batailles. Il avait regardé la scène du bal dans une brume romantique. Il…

… éprouva une sensation de froid contre sa jambe. Comme si un glaçon à demi fondu le mouillait à travers son pantalon. Il essaya de ne pas y penser, mais la sensation ne se laissait pas oublier facilement.

Il baissa la tête.

« ’scuse-moi », fit Gaspode.

Les yeux de Victor accommodèrent sur le chien. Puis se relevèrent, comme attirés, vers l’écran où un modèle géant de lui-même embrassait un modèle géant de Ginger.

Nouvelle sensation de froid gluant. Il refit surface.

« J’peux t’mordre la jambe, si tu préfères, dit Gaspode.

— Je… euh… Je… fit Victor.

— J’peux mordre dur, ajouta Gaspode. Suffit de d’mander.

— Non, euh…

— Y a quelque chose qui augure, tout comme j’ai dit. Augure, augure, augure. Lazzi a eu beau aboyer jusqu’à plus d’voix, personne a écouté. Alors j’m’ai dit que j’allais reprendre la bonne vieille technique de la truffe froide. Marche à tous les coups, celle-là. »

Victor regarda autour de lui. Les spectateurs ne quittaient pas l’écran des yeux, comme prêts à rester sur leurs sièges pour… pour…

… pour toujours.

Lorsqu’il leva les bras de son fauteuil, des étincelles lui crépitèrent au bout des doigts, et l’atmosphère donna cette impression graisseuse que même les étudiants mages apprennent vite à associer à une forte accumulation de potentiel magique. Et il y avait du brouillard dans la salle. C’était ridicule mais vrai, il recouvrait le sol comme une marée pâle et argentée.

Il secoua l’épaule de Ginger. Il lui agita une main devant les yeux. Il lui brailla dans l’oreille.

Puis il s’attaqua au Patricien et à Planteur. Ils cédèrent sous sa poussée mais reprirent tranquillement leur position initiale.

« Le film leur fait quelque chose, dit-il. C’est forcément le film. Mais je ne vois pas par quel moyen. C’est un film tout ce qu’il y a d’ordinaire. On ne se sert pas de magie, à Olive-Oued. Du moins… pas de magie ordinaire… »

Il passa avec peine par-dessus des genoux qui refusaient de se ranger et gagna l’allée qu’il remonta au pas de course au milieu de langues de brouillard. Il tambourina à la porte de la cabine de projection. N’obtenant pas de réponse, il la renversa d’un coup de pied.

Bezam contemplait fixement l’écran par une petite ouverture carrée ménagée dans le mur. Le projecteur continuait de cliqueter joyeusement tout seul. Personne ne tournait la manivelle. Du moins, rectifia Victor, personne de visible.

Un grondement s’éleva au loin et la terre trembla.

Il regarda l’écran. Il reconnaissait cette scène. C’était juste avant celle de l’incendie d’Ankh-Morpork.

Son cerveau fonctionnait à toute allure. Qu’est-ce qu’on disait, déjà, à propos des dieux ? Qu’ils n’existeraient pas s’il n’y avait personne pour croire en eux ? Et c’était valable pour tout. La réalité, c’était ce qui se passait dans la tête des gens. Et devant lui, il y avait des centaines de gens qui croyaient vraiment ce qu’ils voyaient…

Victor fourragea dans le fatras sur l’établi de Bezam pour trouver des ciseaux ou un couteau, mais en vain. La machine ronronnait toujours, rembobinant la réalité du futur vers le passé.

En arrière-plan, il entendit Gaspode déclarer : « J’pense que j’ai sauvé la mise, non ? »

Le cerveau résonne normalement des cris de diverses pensées sans importance qui veulent attirer l’attention. Il faut un cas d’urgence pour leur clouer le bec. Le cas se présentait, justement. Une pensée claire qui tâchait de se faire entendre depuis un bon moment retentit dans le silence.

Et si, quelque part, la réalité était un peu plus mince que la normale ? Quelque part où on faisait quelque chose qui l’affaiblissait encore davantage ? Les livres n’arriveraient pas à l’affaiblir. Ni même le théâtre sous sa forme classique, parce qu’on sait en son for intérieur qu’il s’agit d’individus en tenues farfelues sur une scène. Mais Olive-Oued passait directement de l’œil au cerveau. Au fond de soi on se disait que c’était réel. Les clics, eux, ils y arriveraient.

Voilà ce qu’il y avait sous la colline d’Olive-Oued. Les habitants de l’ancienne cité s’étaient servis du trou dans la réalité pour se distraire. Puis les Choses les avaient trouvés.

Et aujourd’hui on recommençait. C’était comme apprendre à jongler avec des torches allumées dans une usine de feux d’artifice. Et les Choses avaient attendu…

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27

«Nous pouvons vous gouverner en bloc.»