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Victor entendit un cliquetis près de lui. Électro, l’opérateur, fixait avec une attention soutenue la scène sur pellicule.

Le président criait à l’adresse de Planteur.

« Évidemment qu’on peut employer la magie contre ces Choses-là ! Elles en ont besoin, de la magie ! La magie, ça ne fait que les rendre plus fortes !

— Vous d’vez bien pouvoir faire quelque chose ! brailla Planteur.

— Mon bon monsieur, ce n’est pas nous qui avons commencé à mettre le nez dans des affaires où il vaut mieux éviter de… (le président hésita au milieu de son grondement) mettre les pieds, termina-t-il maladroitement.

— Des allumettes ! hurla Victor. Des allumettes ! Vite ! »

Tout le monde le regarda d’un œil rond.

Puis le président hocha la tête. « Du feu tout bête, dit-il. Tu as raison. Ça devrait marcher. Bien raisonné, mon gars. » Il fourragea dans une poche et en ramena la botte d’allumettes que les mages, fumeurs invétérés, ont toujours sur eux.

« Tu peux pas foutre le feu à l’Odium, fit sèchement Planteur. Y a des tas de films là-dedans ! »

Victor arracha une affiche du mur, la chiffonna en une torche rudimentaire et en alluma une extrémité.

« C’est pourtant ce que je vais faire, dit-il.

— ’scusez-moi…

— Crétin ! Crétin ! brailla Planteur. Ce truc-là, ça brûle vachement vite !

— ’scusez-moi…

— Et alors ? Je n’ai pas l’intention de moisir là-dedans, répliqua Victor.

— J’veux dire vachement vite !

— ’scusez-moi », répéta patiemment Gaspode. Ils baissèrent les yeux sur lui. « Lazzi et moi, on pourrait s’en charger, dit-il. Quatre pattes valent mieux que deux et ainsi d’suite, vous voyez ? Quand il s’agit d’sauver la mise. »

Victor regarda Planteur et haussa les sourcils.

« J’imagine qu’ils pourraient y arriver », reconnut la Gorge.

Victor hocha la tête. Lazzi fit un bond gracieux, lui enleva prestement la torche de la main et repartit au galop dans le bâtiment, suivi d’un Gaspode titubant.

« Est-ce que j’entends des voix, ou est-ce que ce p’tit cabot parle ? fit Planteur.

— Lui prétend que non », répondit Victor.

Planteur hésita. L’émotion lui embrouillait un peu les idées. « Ben, fit-il, j’imagine qu’il doit savoir d’quoi il parle. »

Les chiens bondirent vers l’écran. La Chose-Victor avait presque réussi à sortir et s’étalait en partie parmi les boîtes.

« Est-ce que j’peux allumer l’feu ? fit Gaspode. C’est mon boulot, ça. »

Lazzi aboya docilement et lâcha le papier embrasé. Gaspode le ramassa vivement et avança prudemment vers la Chose.

« Sauver la mise », grogna-t-il indistinctement, et il laissa tomber la torche sur un rouleau de pellicule. Le film s’enflamma instantanément et se mit à brûler d’un feu blanc poisseux, comme du magnésium à combustion lente.

« D’accord, fit-il. Maintenant, on fout l’camp de ce… »

La Chose hurla. Ce qui restait de l’apparence de Victor disparut, et quelque chose comme une explosion dans un aquarium se tordit au milieu des flammes. Un tentacule fusa et saisit Gaspode par la patte.

Le chien se retourna pour le mordre.

Lazzi revint en boomerang du hall dévasté et se jeta sur le tentacule qui battait l’air. Le membre se détendit en renversant l’agresseur et envoya Gaspode valdinguer par terre.

Le petit chien se releva, fit quelques pas flageolants et s’écroula.

« Putain d’patte, l’est foutue », marmonna-t-il. Lazzi lui lança un regard navré. Les flammes crépitaient autour des boîtes de films. « Allez, tire-toi d’là, crétin d’corniaud, fit Gaspode. Tout l’bazar va sauter dans une minute. Non ! Me ramasse pas ! Repose-moi ! T’as pas l’temps… »

Les murs de l’Odium se dilatèrent avec une apparente lenteur, chaque planche et chaque pierre gardant la même position par rapport à l’ensemble mais s’envolant toute seule.

C’est alors que le Temps rattrapa les événements.

Victor se jeta face contre terre.

Boum.

Une boule de feu orange souleva le toit et monta en tourbillonnant dans le ciel embrumé. Des débris s’écrasèrent contre d’autres maisons. Une boîte de film portée au rouge faucha l’air au-dessus des têtes des mages à plat ventre dans un ouip-ouip-ouip menaçant avant d’exploser contre un mur plus loin.

Une plainte ténue, aiguë, s’éleva puis cessa soudain.

La Chose-Ginger chancela dans la chaleur. La bouffée d’air torride lui souleva ses jupes immenses comme des vagues autour de la taille ; elle se tenait immobile, luisant par intermittence, indécise, sous une pluie de gravats.

Puis elle pivota et avança d’un pas titubant.

Victor regarda Ginger, laquelle observait les nuages de fumée qui s’éclaircissaient au-dessus du tas de décombres de l’ex-Odium.

« Ça ne va pas, marmonnait-elle. Ça ne se passe pas comme ça. Ça ne se passe jamais comme ça. Au moment où on croit qu’il est trop tard, ils sortent au galop de la fumée. » Elle tourna vers lui des yeux vitreux. « Pas vrai ? implora-t-elle.

— Oui, dans les films, répondit Victor. Là, c’est la réalité.

— Qu’est-ce que ça change ? »

Le président empoigna l’épaule de Victor et le fit pivoter.

« Elle se dirige vers la bibliothèque ! répétait-il. Faut l’arrêter ! Si elle y arrive, la magie va la rendre invincible ! On ne la battra jamais ! Elle en ramènera d’autres comme elle !

— C’est vous, les mages, fit Ginger. Pourquoi vous ne l’arrêtez pas ? »

Victor secoua la tête. « Les Choses, elles aiment beaucoup notre magie. Si on s’en sert autour d’elles, ça les rend plus fortes. Mais je ne vois pas ce que je peux faire… »

Sa voix mourut. La foule le regardait, l’air d’attendre.

Les gens ne le regardaient pas comme s’ils plaçaient leur seul espoir en lui. Ils le regardaient comme s’ils n’avaient aucun doute sur sa réaction.

Il entendit un jeune enfant demander : « Qu’est-ce qui s’passe, maintenant, m’man ? »

La grosse femme qui le tenait répondit avec autorité : « C’est simple. Il fonce et il l’arrête à la dernière seconde. C’est toujours comme ça. Je l’ai déjà vu faire.

— Je n’ai encore jamais fait ça ! protesta Victor.

— J’vous ai vu, persista la femme d’un ton suffisant. Dans les Fils du dessert. Quand la p’tite dame, là… (elle fit une révérence rapide en direction de Ginger) galopait sur le cheval qui allait la jeter par-dessus la falaise. Vous, vous avez galopé aussi et vous l’avez attrapée à la dernière seconde. Très impressionnant, j’ai trouvé.

— Ce n’était pas les Fils du dessert, rectifia un homme assez âgé d’un ton pédant tout en bourrant sa pipe. C’était Drame de trolls.

— Si, c’était les Fils, intervint une femme maigre derrière lui. J’en sais quèque chose, je l’ai vu vingt-sept fois.

— Oui, c’était drôlement bien, même, reprit la première femme. Chaque fois que je vois la scène où elle le quitte, puis qu’il se tourne vers elle et lui lance un regard… moi, je fonds en larmes…

— Je m’excuse, mais ce n’était pas les Fils du dessert, insista l’homme d’une voix lente et posée. Vous confondez avec la scène de la place dans Passiones brûlantes. »