La grosse femme prit la main soumise de Ginger et la tapota. « Vous avez là un type bien, dit-elle. Il vous sauve toujours, à chaque fois. Moi, si des trolls déments me kidnappaient, mon homme, il lèverait pas le p’tit doigt, sauf pour demander où j’veux qu’on m’envoie mes affaires.
— Moi, mon mari, c’est son gros derrière qu’il lèverait pas d’sa chaise même si je m’faisais boulotter par des dragons », dit la femme maigre. Elle donna un petit coup de coude à Ginger. « Mais faut vous habiller davantage, mademoiselle. La prochaine fois qu’on vous kidnappe pour être sauvée, insistez bien pour qu’on vous laisse prendre une petite laine. Jamais j’vous vois à l’écran sans me dire que vous risquez une bonne grippe à vous promener comme ça.
— Où elle est, son épée ? demanda l’enfant en donnant un coup de pied dans le tibia de sa mère.
— J’pense qu’il va aller la chercher tout d’suite, répondit-elle en gratifiant Victor d’un sourire encourageant.
— Euh… oui, dit-il. Venez, Ginger. »
Il lui saisit la main.
« Faites de la place au p’tit gars », cria le fumeur de pipe avec autorité.
Un espace se dégagea autour d’eux. Victor et Ginger virent mille visages attentifs les regarder.
« Ils se figurent qu’on est réels, gémit Ginger. Personne ne va se remuer le derrière parce qu’ils vous prennent pour un héros, bon sang ! Et on ne peut rien faire ! Cette Chose est plus grosse que nous deux ! »
Victor contempla le pavé humide à ses pieds. Je peux sans doute me souvenir d’un peu de magie, songea-t-il, mais la magie classique ne vaut rien contre les Dimensions de la Basse-Fosse. Et je suis quasiment sûr que les vrais héros ne traînassent pas au milieu d’une foule qui les acclame. Ils se contentent de faire le boulot. Les vrais héros ressemblent au pauvre vieux Gaspode. On ne s’intéresse à eux qu’après coup. Ça, c’est la réalité.
Il releva lentement la tête.
Ou bien est-ce maintenant, la réalité ?
L’air crépitait. Il existait une autre sorte de magie. Elle claquait follement dans le monde à présent, comme un film cassé. Si seulement il arrivait à l’attraper…
La réalité n’avait pas forcément besoin d’être réelle. Peut-être que dans les conditions adéquates, il lui suffisait d’être ce que croyaient les gens…
« Écartez-vous, chuchota-t-il.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Ginger.
— Je vais essayer une espèce de magie d’Olive-Oued.
— Il n’y a pas de magie à Olive-Oued !
— Je… Je crois que si. D’un genre différent. On l’a sentie. La magie est là où on la trouve. »
Il inspira plusieurs fois profondément et laissa son esprit se vider lentement.
C’était ça, le secret. Agir sans réfléchir. Laisser les instructions venir du dehors. Ce n’est qu’un boulot. On sent l’œil de la boîte à images dirigé sur soi, et le monde se fait autre, un monde qui se réduit à un rectangle argenté scintillant.
Voilà le secret. Le scintillement.
La magie ordinaire se contente de déplacer les choses. Elle ne peut rien créer de réel capable de durer plus d’une seconde parce que l’opération exige une énergie immense.
Mais Olive-Oued créait et recréait à tour de bras, des douzaines de fois par seconde. Pas besoin que la création dure longtemps. Un certain temps, ça suffisait.
Mais il fallait employer la magie d’Olive-Oued selon les règles d’Olive-Oued…
Il tendit une main ferme comme le roc vers le ciel sombre.
« Lumières ! »
Une nappe d’éclairs illumina toute la ville…
« Boîte à images ! »
Électro tourna furieusement la manivelle.
« Action ! »
Personne ne vit d’où arrivait le cheval. Il fut soudain là, bondissant par-dessus les têtes de la foule. Il était blanc, la bride décorée de motifs impressionnants en argent. Victor sauta en selle à son passage au petit galop puis fit se cabrer de façon spectaculaire l’animal qui piaffa dans le vide. Il dégaina une épée qu’il n’avait pas l’instant d’avant.
L’épée et le cheval scintillaient imperceptiblement.
Victor sourit. La lumière brilla sur une dent. Ting. Un reflet, mais pas de son ; on ne l’avait pas encore inventé.
Croire. Voilà la solution. Ne jamais cesser de croire. Mystifier l’œil, mystifier le cerveau.
Il galopa ensuite entre les rangées de spectateurs qui l’acclamaient et fonça vers l’Université et vers la grande scène de bravoure.
L’opérateur se détendit. Ginger lui tapota l’épaule.
« Si vous vous arrêtez de tourner cette manivelle, fit-elle avec douceur, je vous tords votre putain de cou.
— Mais il est presque hors champ… »
Ginger le propulsa vers l’antique fauteuil roulant de Vindelle Pounze et offrit un sourire au vieux dont les oreilles laissèrent échapper de petits nuages de cérumen bouillonnant.
« Excusez-moi, dit-elle d’une voix sensuelle qui retourna les orteils des mages présents dans leurs chaussures pointues, mais est-ce qu’on pourrait vous prendre cinq minutes de votre temps ?
— Holà-hé ! Doucement les basses ! »
… vroumm… vroumm…
Cogite Stibon était au courant pour le vase, bien entendu. Tous les étudiants étaient venus jeter un coup d’œil dessus en se baladant.
Il n’y prêtait guère d’attention tandis qu’il suivait le couloir à pas de loup dans une nouvelle tentative d’évasion vespérale.
… vroumm vroummmmVROUMM VROUMMVROUMMMM vroumm.
Tout ce qu’il avait à faire, c’était couper par l’ambulatoire et…
PLOC.
Les huit éléphants en céramique crachèrent des billes tous en même temps. Le résographe explosa et transforma le toit en un semblant de poivrière.
Au bout d’une ou deux minutes, Cogite se releva, tout doucement. Son chapeau n’était plus qu’une succession de trous maintenus ensemble par du fil. Il lui manquait un morceau d’oreille.
« Je voulais seulement aller prendre un verre, dit-il, hébété. Y a pas de mal à ça ! »
Le bibliothécaire, accroupi sur le dôme de la bibliothèque, regardait la foule détaler dans les rues à l’approche de la forme monstrueuse.
Il était un peu surpris de la voir prise en chasse par une espèce de cheval spectral dont les sabots ne faisaient aucun bruit sur les pavés.
Lui-même suivi par un tricycle d’infirme qui vira sur deux roues au coin de la rue en laissant un sillage d’étincelles. Il était chargé de mages qui braillaient tous à tue-tête. De temps en temps un passager lâchait prise ; il devait alors courir derrière et reprendre assez de vitesse pour sauter à bord.
Trois d’entre eux n’y étaient pas arrivés. Enfin, il y en avait un qui s’était suffisamment approché pour attraper la capote à la traîne, et les deux autres avaient réussi de justesse à s’accrocher à la robe du premier, si bien qu’à chaque virage une queue de trois mages claquait follement en travers de la rue derrière l’engin en poussant des « aaaaah ».
Un certain nombre de civils se tassaient aussi sur le bolide, mais ils criaient peut-être encore plus fort que les mages.
Le bibliothécaire avait vu pas mal de spectacles insolites dans sa vie, mais celui-là arrivait indubitablement en cinquante-septième position[28].
De sa position en altitude, il entendait distinctement les voix.
« … faut continuer de tourner ! Ça ne peut réussir que si vous continuez de tourner ! C’est la magie d’Olive-Oued ! Victor la fait fonctionner dans le monde réel ! » C’était une voix de fille.