« D’accord, mais les démons rouscaillent drôlement quand… » Ça, c’était une voix d’homme qui agit sous la contrainte.
« Font chier, les démons !
— Comment est-ce qu’il peut créer un cheval ? » Ça, c’était le doyen. Le bibliothécaire reconnaissait le ton geignard. « C’est de la magie de haut niveau !
— Ce n’est pas un vrai cheval. C’est un cheval de cinéma. » À nouveau la fille. « Dites donc, vous ! Vous ralentissez !
— Non ! C’est pas vrai ! Regardez, je tourne la manivelle, je tourne la manivelle !
— Il ne peut pas monter un cheval qui n’est pas réel !
— Vous qui êtes magicien, vous croyez vraiment ça ?
— Je suis mage, plus exactement.
— Bah, si vous voulez. Ce n’est pas le genre de magie que vous pratiquez. »
Le bibliothécaire hocha la tête et cessa d’écouter. Il avait mieux à faire.
La Chose avait presque atteint la tour de l’Art et allait bientôt tourner vers la bibliothèque. Les Choses se dirigeaient toujours automatiquement vers la source de magie la plus proche. Elles en avaient besoin.
Le bibliothécaire avait trouvé une longue pique de fer dans une des réserves moisies de l’Université. Il la tint soigneusement d’un pied tandis qu’il dénouait la corde qu’il avait fixée à la girouette. Une corde tendue jusqu’au sommet de la tour ; il avait passé la nuit à l’installer.
Il embrassa du regard la cité en contrebas puis se martela la poitrine à coups de poings et rugit :
« AaaaAAAaaaAAA… hngh, hngh. »
Les coups de poings n’étaient peut-être pas vraiment indispensables, se dit-il tandis qu’il attendait que s’estompent les bourdonnements dans ses oreilles et les petits papillotements lumineux devant ses yeux.
Il serra la pique d’une main, la corde de l’autre et sauta.
Le meilleur moyen de décrire graphiquement la courbe du bibliothécaire parmi les bâtiments de l’Université, c’est tout bonnement de transcrire ses cris durant son vol.
D’abord : « AaaAAAaaaAAAaaa. » Cri qui se passe d’explication et se rapporte aux premiers instants du vol, quand tout a l’air de bien se passer.
Puis : « Aaaarghhhh. » Cri qu’il poussa en ratant de plusieurs mètres le monstre titubant et en prenant conscience d’une chose : quand on se jette dans le vide au bout d’une corde attachée au sommet d’une tour de pierre très haute et très solide vers laquelle on file tout droit, si on ne rencontre rien en chemin, on commet une erreur qu’on regrette pour le restant abrégé de ses jours.
La corde acheva sa course. Il y eut un bruit de sac de caoutchouc plein de beurre heurtant un bloc de pierre, suivi au bout d’un petit moment d’un discret « oook ».
La pique rebondit au loin dans l’obscurité avec un bruit métallique. Le bibliothécaire s’étalait comme une étoile de mer contre la paroi, doigts et orteils enfoncés dans la moindre lézarde disponible.
Il aurait pu redescendre jusqu’à terre mais il n’en eut pas l’occasion car la Chose tendit une main scintillante et le décolla du mur dans un gargouillis de ventouse débouchant un tuyau d’évier très obstrué.
Elle l’approcha de ce qui lui tenait lieu de visage.
La foule affluait sur la place devant l’Université de l’Invisible, les Planteur en tête.
« R’garde-moi ça, soupira Je-m’tranche-la-gorge. Doivent être des milliers, et personne leur vend rien. »
Le fauteuil roulant s’arrêta dans un dérapage qui souleva une autre gerbe d’étincelles. Victor l’attendait, perché sur son cheval spectral scintillant. Il ne s’agissait pas d’un seul cheval mais d’une succession de chevaux. Il ne bougeait pas, il se modifiait d’une image à l’autre.
D’autres éclairs embrasèrent le ciel.
« Qu’est-ce qu’il fait ? demanda le président.
— Il veut L’empêcher d’atteindre la bibliothèque, répondit le doyen en scrutant à travers la pluie qui commençait à battre les pavés. Le monstre veut continuer de vivre dans la réalité. Les Choses ont besoin de magie pour garder une forme cohérente. Elles n’ont pas de champ morphogénique naturel, vous voyez, et…
— Faites quelque chose ! Envoyez-la en l’air d’un coup de magie ! s’écria Ginger. Oh, le pauvre singe !
— On ne peut pas se servir de la magie ! Ce serait comme verser de l’huile sur le feu ! répondit sèchement le doyen. Et puis… je ne sais pas comment on envoie en l’air une femme de quinze mètres. On ne m’a jamais demandé de faire des trucs pareils.
— Ce n’est pas une femme ! C’est… c’est une créature de film, espèce d’idiot ! Vous croyez vraiment que je suis aussi grande ? brailla Ginger. La Chose se sert d’Olive-Oued ! C’est un monstre d’Olive-Oued ! Du pays du cinéma ! »
« Conduisez bien, bons dieux ! Conduisez bien !
— Je ne sais pas comment on fait !
— Suffit de vous pencher de tout votre poids ! » L’économe agrippa nerveusement le manche à balai. Pour toi, c’est facile à dire, songea-t-il. T’as l’habitude.
Alors qu’ils sortaient de la grande salle, une femme géante était passée en titubant devant la porte, un anthropoïde bredouillant dans une main. À présent l’économe s’efforçait de diriger un antique balai récupéré dans le musée de l’Université pendant qu’un fou dans son dos tentait de charger une arbalète.
Aéroportés, avait dit l’archichancelier. Il était absolument essentiel d’être aéroportés.
« Est-ce que vous pouvez maintenir le balai stable ? demanda l’archichancelier.
— Il n’est pas prévu pour deux, archichancelier.
— Comment vous voulez que j’vise si vous zigzaguez tout l’temps dans l’ciel comme ça, mon vieux ? »
L’esprit contagieux d’Olive-Oued, qui cinglait la ville comme une haussière d’acier dont une extrémité vient soudain de se rompre, pénétra une fois encore dans la tête de l’archichancelier.
« On ne va pas laisser nos gars là-dedans, marmonna-t-il.
— Nos anthropoïdes, archichancelier », rectifia machinalement l’économe.
La Chose chancela en direction de Victor. Elle se déplaçait difficilement, luttait contre les forces de la réalité qui la tiraient en arrière. Elle scintillait en tâchant de garder la forme sous laquelle elle s’était introduite dans le monde, si bien que les images de Ginger alternaient avec de brefs aperçus d’une créature qui se tortillait et s’enroulait.
Elle avait besoin de magie.
Elle mesura du regard Victor et son épée ; au cas où elle aurait possédé quelque chose d’aussi élaboré qu’une conscience, elle dut se savoir vulnérable.
Elle se retourna et se précipita sur Ginger et les mages.
Qui s’embrasèrent.
Le doyen brûlait d’une couleur bleue particulièrement coquette.
« Ne vous inquiétez pas, jeune dame, fit le président depuis le cœur de la fournaise. C’est une illusion. Ce n’est pas réel.
— Non ? Pas possible ? fit Ginger. Allez-y ! »
Les mages s’avancèrent.
Ginger entendit des pas derrière elle. Les Planteur.
« Pourquoi elle a peur des flammes ? demanda Sol alors que la Chose reculait à l’approche des mages. C’est juste une illusion. Elle doit bien sentir qu’il n’y a pas de chaleur. »
Ginger secoua la tête. Elle avait l’air d’une surfeuse sur une déferlante d’hystérie, mais peut-être n’est-ce pas tous les jours qu’on voit des images géantes de soi-même piétiner une ville.