— Oui. C’est énervant, hein ? Mais ça vaut le coup, si on devient mage.
— Oui, fit Victor. Je meurs d’impatience. »
Cogite referma le livre.
« Il ne pleut plus. On va faire le mur, dit-il. On a bien mérité de boire un coup. »
Victor agita un doigt. « Rien qu’un, alors. Faut rester sobre. C’est l’exam’ de dernière année, demain. Faut garder les idées claires !
— Huh ! » fit Cogite.
Évidemment, il est très important d’être sobre quand on passe un examen. Nombre de carrières louables dans la voirie, la cueillette des fruits ou l’animation à la guitare des couloirs de métro naissent d’un manquement à cette règle.
Mais Victor avait une bonne raison pour garder les idées claires.
Il pourrait commettre une erreur et être reçu.
Feu son oncle lui avait laissé une petite fortune pour qu’il ne soit pas mage. Le vieux n’avait pas compris lorsqu’il avait rédigé le testament, mais c’était pourtant ce qu’il avait fait. Il avait réellement cru aider son neveu à poursuivre ses études, mais Victor Tugelbend était un jeune homme très brillant à l’esprit biaiseur, et il avait raisonné ainsi :
Quels sont les avantages et inconvénients du statut de mage ? Eh bien, on jouit d’un certain prestige, mais on traverse souvent des situations dangereuses et on court toujours le risque de se faire tuer par un confrère. Il ne se voyait aucun avenir dans la peau d’un cadavre respecté.
D’un autre côté…
Quels sont les avantages et inconvénients du statut d’étudiant mage ? On jouit de beaucoup de temps libre, d’une certaine latitude pour, par exemple, boire de la bière à gogo et chanter des chansons paillardes, on ne court guère le risque de se faire tuer en dehors de celui qui guette tout citoyen d’Ankh-Morpork et, grâce à l’héritage, on mène une existence modeste mais confortable. Évidemment, on n’est pas gâté question prestige, mais au moins on est en vie pour le savoir.
Aussi Victor avait-il consacré beaucoup d’énergie à d’abord étudier les termes du testament, le règlement byzantin des examens de l’Université de l’Invisible et tous les sujets des cinquante dernières années.
La moyenne pour être reçu à l’examen de fin d’études était de 88.
Échouer serait facile. N’importe quel imbécile est capable d’échouer.
L’oncle défunt n’était pas un imbécile, lui. Une condition du testament stipulait, au cas où son légataire obtiendrait moins de quatre-vingts points, que le pactole s’évaporerait comme postillon sur plaque de fourneau.
Il avait eu gain de cause, d’une certaine manière. Peu d’étudiants avaient jamais potassé aussi dur que Victor. On racontait que ses connaissances en magie égalaient celles de certains grands mages. Il passait des heures à la bibliothèque, dans un fauteuil confortable, à lire des grimoires. Il faisait des recherches sur les corrigés et les préparations d’examens. Il suivait des cours jusqu’à pouvoir les réciter par cœur. De l’avis du corps enseignant, c’était l’élève le plus brillant et sûrement le plus studieux depuis des décennies. Et à chaque examen de dernière année il avait la prudence et l’adresse d’obtenir la note de 84.
Étrange, tout de même.
L’archichancelier arrivait à la dernière page. « Ah, je comprends, finit-il par dire. Déçu pour le gamin, c’est ça ?
— Je crois que vous ne voyez pas où je veux en venir, fit l’économe.
— Pour moi, c’est clair, dit l’archichancelier. Le gamin rate toujours son examen d’un cheveu. » Il attira un des papiers. « Pourtant, ça dit, ici, qu’il a été reçu il y a trois ans avec la note 91.
— Oui, archichancelier. Mais il a fait appel.
— Fait appel ? Parce qu’il était reçu ?
— Il a dit que d’après lui les correcteurs n’avaient pas remarqué son erreur sur les variétés allotropiques de l’octefer dans la question six. Il a dit qu’il ne pourrait pas vivre avec ça sur la conscience. Il a dit que ça le hanterait pour le restant de ses jours s’il réussissait de façon déloyale par rapport à des étudiants plus forts et plus méritants. Vous remarquerez qu’il n’a obtenu que 82 et 83 aux deux examens suivants.
— Pourquoi ça ?
— Nous pensons qu’il ne voulait pas prendre de risques, Maître. »
L’archichancelier tambourina des doigts sur le bureau.
« Veux pas voir ça, fit-il. Veux pas voir un type presque mage rigoler sur notre dos dans sa… dans sa… Dans quoi on rigole, déjà ?
— Tout à fait d’accord, ronronna l’économe.
— On devrait le mettre dedans, dit l’archichancelier avec fermeté.
— Dehors, Maître. Le mettre dedans, ça voudrait dire le mener en bateau.
— Oui. Bien vu. On va faire comme ça, là, en bateau.
— Non, Maître, dit l’économe d’un ton patient. C’est lui qui nous met dedans, alors on devrait le mettre dehors.
— Voilà. On va le mettre… (l’économe roula des yeux) à pied, quoi, pas en bateau, termina l’archichancelier. Vous voulez que je l’envoie promener, hein ? Que je le flanque à la porte demain matin et…
— Non, archichancelier. On ne peut pas s’y prendre comme ça.
— Non ? C’est quand même nous qui commandons, il me semble !
— Oui, mais il faut manier maître Tugelbend avec des pincettes. C’est un expert en procédures. Alors j’ai pensé qu’on pourrait lui donner ce sujet-ci à l’examen de demain. »
L’archichancelier saisit le document qu’on lui tendait. Ses lèvres remuèrent en silence tandis qu’il le lisait.
« Une seule question ?
— Oui. Et soit il est reçu, soit il est recalé. J’aimerais bien le voir obtenir quatre-vingt-quatre points là-dessus. »
Par certains côtés que ses professeurs n’arrivaient pas à bien définir, à leur grand déplaisir, Victor Tugelbend était aussi le fainéant le plus accompli de toute l’histoire du Monde.
Rien à voir avec le fainéant classique, le fainéant commun. La fainéantise commune se résume à une absence d’effort. Victor avait dépassé ce stade depuis longtemps, il avait traversé d’une traite la paresse ordinaire de bout en bout. Il déployait davantage d’efforts pour éviter le travail que n’en fournissent la plupart des gens dans leurs tâches les plus dures.
Il n’avait jamais voulu devenir mage. Il n’avait jamais voulu grand-chose, sauf peut-être qu’on lui fiche la paix et qu’on ne le réveille pas avant midi. Quand il était petit, on lui demandait par exemple : « Et toi, qu’est-ce que tu veux faire plus tard, mon p’tit bonhomme ? » Et lui répondait : « J’sais pas. Qu’est-ce que vous avez à proposer ? »
On ne laisse personne s’en tirer très longtemps avec ce genre d’attitude. Ça ne suffit pas d’être soi-même, il faut travailler pour devenir quelqu’un d’autre.
Il avait essayé. Pendant un bon bout de temps, il avait voulu devenir forgeron, profession qu’il trouvait intéressante et romanesque. Mais elle requérait beaucoup de travail et il fallait se battre avec des morceaux de métal récalcitrants. Puis il avait voulu devenir assassin, profession qu’il trouvait pleine de panache et romanesque. Mais elle aussi requérait beaucoup de travail, et quand on passait aux choses sérieuses il fallait parfois tuer quelqu’un. Ensuite il avait voulu devenir acteur, profession qu’il trouvait dramatique et romanesque, mais elle requérait à son tour de porter des collants poussiéreux, de loger dans des meublés exigus et, à son grand étonnement, beaucoup de travail.