« Elle se sert de la magie d’Olive-Oued, dit la jeune femme. Elle est obligée d’obéir aux lois d’Olive-Oued. Elle ne sent rien, elle n’entend rien. Elle voit, c’est tout. Ce qu’elle voit, c’est réel. Et ce que craint un film, c’est le feu. »
La Ginger géante se pressait maintenant contre la tour.
« Ça y est, elle est coincée, dit Planteur. Ils la tiennent maintenant. »
La Chose cligna des yeux devant les flammes qui avançaient.
Elle se retourna. Elle leva sa main libre. Elle se mit à escalader la tour.
Victor glissa à bas de sa monture et cessa de se concentrer. Le cheval disparut.
Malgré sa panique, il trouva moyen de jubiler un peu. Si les mages étaient allés plus souvent au cinéma, ils auraient su exactement comment s’y prendre.
C’était une histoire de fréquence de fusion critique. Même la réalité en a une. Si on arrive à faire exister quelque chose ne serait-ce qu’une toute petite fraction de seconde, ça ne veut pas dire qu’on a échoué. Ça veut dire qu’il faut insister.
Il cavala en crabe le long du pied de la tour sans quitter des yeux la Chose qui grimpait au-dessus, et trébucha sur un objet métallique. La pique qu’avait laissée tomber le bibliothécaire. Un peu plus loin, le bout de la corde traînait dans une flaque.
Il les contempla un moment, puis il se servit de la pique pour couper un bon mètre de corde qui lui servit de bandoulière rudimentaire pour son arme.
Il saisit le filin, tira dessus à titre d’essai, puis…
À sa traction répondit une absence de résistance désagréable. Il se jeta en arrière juste à temps : plusieurs dizaines de mètres de corde détrempée s’écrasèrent dans un bruit mouillé sur le pavé.
Le regard éperdu, il chercha à la ronde un autre moyen de gagner le sommet.
Les Planteur suivaient bouche bée l’escalade de la Chose. Elle ne montait pas très vite – de temps en temps elle devait coincer le bibliothécaire bredouillant sur une saillie fort à propos pendant qu’elle trouvait une autre prise –, mais elle montait.
« Oh, oui. Oui. Oui, murmurait Sol. Quel film ! Ça, c’est du cinéma !
— Une femme géante qu’escalade un grand bâtiment en tenant un singe hurlant, soupira Planteur. Et pas de cachets à payer !
— Ouais, fit Sol.
— Ouais… » fit à son tour Planteur. Sa voix trahissait un vague accent d’incertitude.
Sol semblait rêveur.
« Ouais, répéta-t-il. Euh…
— J’sais ce que tu veux dire, fit lentement Planteur.
— C’est… Enfin, c’est vraiment bien, mais… Ben, je ne peux pas m’empêcher de penser…
— Ouais. Y a un truc qui cloche, dit Planteur tout net.
— Pas qui cloche, fit Sol au désespoir. Pas exactement. Ça cloche pas vraiment. Un truc qui manque, plutôt… » Il s’arrêta, à court de mots.
Il soupira. Et Planteur soupira aussi.
Au-dessus d’eux, le tonnerre gronda.
Et du ciel jaillit un balai chevauché par deux mages braillards.
Victor poussa la porte au pied de la tour de l’Art.
Il faisait noir à l’intérieur, et il entendait l’eau goutter depuis le toit tout en haut.
On disait la tour le plus vieil édifice du Monde. Tout à fait l’impression qu’elle donnait. Elle ne servait plus à rien désormais, et les étages internes étaient depuis belle lurette tombés en pourriture, il n’en restait que l’escalier intérieur.
Un escalier en spirale, formé d’immenses blocs enchâssés directement dans le mur. Certains blocs manquaient. Une escalade dangereuse, même en plein jour.
Alors, de nuit… aucune chance.
La porte s’ouvrit à la volée dans son dos et Ginger entra d’un pas énergique en remorquant l’opérateur derrière elle.
« Alors ? fit-elle. Dépêchez-vous. Faut sauver ce pauvre singe.
— Anthropoïde, rectifia distraitement Victor.
— Si vous voulez.
— Il fait trop noir, marmonna Victor.
— Il ne fait jamais trop noir dans les films, répliqua Ginger d’un ton catégorique. Dites-vous ça. »
Elle donna un coup de coude à l’opérateur qui approuva aussi sec : « Elle a raison. Fait jamais noir dans les films. Ça tombe sous l’sens. Faut qu’y ait assez d’lumière pour qu’on voie l’noir. »
Victor leva les yeux vers l’obscurité puis les ramena sur Ginger.
« Écoutez ! dit-il aussitôt. Si… si ça tourne mal, mettez les mages au courant pour… Vous savez. La salle. Les Choses vont essayer de passer par là aussi.
— Je ne veux pas retourner là-bas ! »
Il y eut un roulement de tonnerre.
« Allez-y ! cria Ginger toute pâle. Lumières ! Boîte à images ! Action ! Tous ces trucs-là ! »
Victor serra les dents et fonça. Il y avait assez de lumière pour donner une présence aux ténèbres, et il bondit de marche en marche tandis que la magie d’Olive-Oued lui débitait sa litanie dans la tête.
« Faut qu’il y ait assez de lumière, haletait-il, pour qu’on voie l’obscurité. »
Il poursuivit sa montée en chancelant.
« Et à Olive-Oued mes forces ne m’abandonnent jamais », ajouta-t-il en espérant que ses jambes le croiraient.
Ce qui lui permit d’effectuer le tour suivant.
« Et à Olive-Oued j’arrive toujours juste à temps », brailla-t-il. Il s’adossa au mur un instant, la respiration difficile.
« Toujours juste à temps », marmonna-t-il.
Il reprit son escalade au pas de course.
Les degrés de pierre lui défilaient sous les pieds comme un rêve, comme des rectangles de film cliquetant dans une boîte à images.
Et il arriverait juste à temps. Des milliers de spectateurs le savaient.
Si les héros n’arrivaient pas juste à temps, alors plus rien n’avait de sens. Et…
Il manquait un bloc sous son pied qui se posait. Son autre pied se cambrait déjà pour décoller de la marche précédente.
Il concentra chaque parcelle d’énergie dans une impulsion qui lui mit les tendons en vibration, sentit ses orteils heurter le bord de la marche au-dessus, se jeta en avant puis bondit à nouveau parce que c’était ça ou se casser une jambe.
« C’est dingue ! »
Il poursuivit sa course en s’efforçant de repérer d’autres marches absentes.
« Toujours juste à temps », marmonna-t-il encore.
Alors peut-être qu’il pourrait s’arrêter pour se reposer ? Il arriverait quand même juste à temps. C’est ce que « juste à temps » voulait dire…
Non. Il fallait jouer franc jeu.
Il manquait une autre marche plus loin.
Il fixa le trou d’un regard vide.
Pareil désagrément risquait de se répéter sur toute la hauteur de la tour.
Il se concentra un bref instant et sauta sur du néant. Le néant devint un bloc de pierre une fraction de seconde, le temps nécessaire pour bondir sur la marche suivante.
Il sourit dans le noir, et un éclat de lumière étincela sur une de ses dents.
Rien de ce que créait la magie d’Olive-Oued ne restait réel longtemps.
Mais on pouvait le rendre réel le temps nécessaire. Hourra pour Olive-Oued.
La Chose scintillait plus lentement à présent, elle ressemblait moins souvent à une version géante de Ginger qu’au contenu du siphon d’un évier de taxidermiste. Elle hissa sa masse dégoulinante au sommet de la tour où elle resta allongée. L’air sifflait dans ses tubes respiratoires. Sous ses tentacules la pierre s’effritait à mesure que la magie s’épuisait, remplacée par l’appétit vorace du Temps.