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Enfin presque de toute sa hauteur. Il avait déjà mis un genou à terre.

Victor et le bibliothécaire entassèrent de gros rochers autour du troll jusqu’à ce qu’il puisse décharger le poids de ses épaules.

Il gémit, du moins il en donna l’impression, et bascula en avant.

Ginger l’aida à se remettre debout.

Qu’est-ce qu’il s’est passé ? dit-elle sans qu’un son ne sorte de son gosier.

«              ?      ? » L’absence de sa voix parut déconcerter Détritus qui tenta de loucher sur sa bouche.

Victor soupira. Il vit en pensée les habitants d’Olive-Oued fuir aveuglément dans le couloir, les trolls s’activer sur l’obstacle. Comme Détritus était le plus solide, il avait naturellement joué un rôle important. Et comme la seule fonction que remplissait en temps normal son cerveau, c’était empêcher le sommet de son crâne de s’affaisser, tout aussi naturellement c’était lui qu’on avait laissé pour soutenir le poids de la colline. Victor l’imaginait en train d’interpeller ceux qui passaient près de lui en courant sans l’entendre.

Il faillit lui écrire un mot d’encouragement, mais dans le cas de Détritus, c’était certainement une perte de temps. De toute façon, le troll ne comptait pas moisir dans le coin. Il s’enfonça par bonds dans le tunnel, la mine menaçante, farouchement concentré sur un objectif personnel. Ses phalanges qui traînaient par terre laissaient deux sillons dans la poussière.

Le passage donnait dans la grotte, laquelle servait, se rendit alors compte Victor, d’antichambre à la salle proprement dite. Peut-être que des milliers d’années plus tôt des suppliants y étaient venus en foule pour acheter… quoi ? Des saucisses bénites, peut-être, et les saints grains sauteurs.

Elle baignait à présent dans une lumière spectrale. Elle était toujours maculée de moisissure humide et ancestrale partout où Victor posait les yeux. Pourtant, partout où il ne les posait pas, à la limite de son champ de vision, il la sentait décorée de tentures de peluche rouge et d’ornements dorés baroques. Il n’arrêtait pas de tourner brusquement la tête dans l’espoir de saisir l’image fantomatique étincelante.

Il vit le froncement de sourcils inquiet du bibliothécaire et inscrivit à la craie sur la paroi de la grotte :

La réalité ressor ?

Le bibliothécaire acquiesça.

Victor grimaça et prit la tête de son petit groupe de guérilleros – du moins, de deux guérilleros et d’un orang-outan héros – pour gravir les marches usées qui menaient à la salle.

Il se rendit compte plus tard que Détritus les avait tous sauvés.

Ils jetèrent un regard, un seul, aux images virevoltantes sur l’écran obscène et…

Rêve. Réalité. Croire.

Attendre…

… et Détritus voulut passer au travers. Les images conçues pour fasciner et prendre au piège tout être pensant rebondirent sur l’arrière de son crâne rocheux et revinrent à la charge. Il ne leur prêta aucune attention. Il avait d’autres chats à fouetter[29].

Manquer mourir piétiné par un troll préoccupé, c’est presque le remède idéal pour qui a du mal à distinguer le rêve de la réalité. La réalité, c’est quelque chose qui vous écrase le nez par terre.

Victor se remit péniblement debout, attira les autres à lui, montra du doigt le rectangle scintillant et renflé au bout de la salle et remua ses lèvres muettes : Ne regardez pas !

Ils opinèrent.

Ginger lui agrippa fermement le bras tandis qu’ils descendaient doucement l’allée.

Le Tout-Olive-Oued était là. Ils virent des visages connus en rangs d’oignons sur les sièges, immobiles dans la lumière frissonnante, l’expression figée.

Victor sentit les ongles de la jeune femme se planter dans sa peau. Il y avait là Roc, Momo, Fruntkin l’employé de la cantine et madame Cosmopilite la costumière. Il y avait Gauledouin et une rangée d’autres alchimistes. Il y avait les charpentiers, les opérateurs et toutes les vedettes anonymes, tous ceux qui avaient tenu des chevaux, essuyé des tables ou fait la queue, qui avaient attendu et attendu leur chance…

Victor songea aux homards. Il y avait une grande ville, des tas de gens sont morts, et maintenant c’est le royaume des homards.

Le bibliothécaire tendit le doigt.

Détritus avait retrouvé Rubis au tout premier rang et tentait de l’arracher à son siège. Il avait beau la gigoter en tous sens, les yeux de la troll ne quittaient pas les images dansantes. Lorsqu’il s’interposa pour masquer l’écran, Rubis battit un instant des paupières, se renfrogna et l’écarta d’un coup de poing.

Puis toute expression disparut à nouveau de sa figure et elle se carra dans son fauteuil.

Victor posa une main sur l’épaule de Détritus et fit des mouvements pour le consoler, espéra-t-il, avant de l’entraîner plus loin. La figure de Détritus était une fresque de souffrance.

L’armure reposait toujours sur le bloc de pierre derrière l’écran, devant le disque terni.

Ils la contemplèrent, désespérés.

Victor passa le doigt dans la poussière, pour voir. Le doigt laissa une traînée de métal jaune brillant. Victor se tourna vers Ginger. Et maintenant ? articulèrent ses lèvres.

La jeune femme haussa les épaules. Ce qui voulait dire : Est-ce que je sais, moi ? Je dormais.

L’écran au-dessus d’eux se gonflait d’un ventre proéminent à présent. Combien de temps avant que les Choses forcent le passage ?

Victor voulut secouer le… l’homme, disons. Un homme très grand. En armure d’or sans jointures. Autant vouloir secouer une montagne pour la réveiller.

Il tendit la main et tenta de dégager l’épée, quand bien même elle était plus grande que lui et, en admettant qu’il arrive à la soulever, aussi maniable qu’une péniche.

Elle était coincée.

Le bibliothécaire s’efforçait de lire le livre à la lumière de l’écran et feuilletait les pages d’un doigt fébrile.

Victor écrivit à la craie sur le côté du bloc de pierre : Vous ne vous rapelez rien du tou ?

Ginger prit la craie : Non ! Vous m’avez réviellée ! ! Je ne sais pas comment faire ! ! ! Et faire qoi, d’ailleurs ! ! !

Elle n’acheva pas le quatrième point d’exclamation parce que la craie se brisa net. Il y eut un « ping » au loin lorsque le bout cassé heurta quelque chose.

Victor retira le morceau restant des doigts de Ginger.

Vous pourriez peut-être jeter un cou d’œil au livre, suggéra-t-il.

Le bibliothécaire approuva de la tête et voulut mettre l’ouvrage dans les mains de la jeune femme. Elle lui fit signe de s’écarter un instant et resta immobile, à regarder fixement la pénombre.

Puis elle prit le livre.

Ses yeux se posèrent successivement sur l’anthropoïde, le troll et l’homme. Puis elle arma son bras et jeta le livre.

Cette fois ce ne fut pas un « ping ». Mais un « booong » franc et grave qui résonna longtemps. Quelque chose produisait quand même du bruit dans cet espace privé de son.

Victor contourna le bloc en dérapant.

Le grand disque était un gong. Il tapa légèrement dessus. Des particules de corrosion en tombèrent mais le métal frémit sous son doigt et rendit un autre grondement métallique. En dessous, maintenant que ses yeux la cherchaient instinctivement, il vit une tige de métal d’un mètre quatre-vingts terminée par une boule rembourrée.

Il la saisit et la souleva pour la dégager de ses supports. Du moins il essaya. La rouille la retenait solidement en place.

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29

L’expression troll est: «d’autres ours enragés à estourbir».