Le bibliothécaire se plaça en face et croisa le regard de Victor ; cette fois ils tirèrent dessus ensemble. Des écailles de rouille se plantèrent dans les paumes de Victor.
Impossible de la bouger d’un poil. La mailloche et ses supports, sous l’action des siècles et de l’air salin, ne formaient plus qu’une seule masse métallique.
Le temps parut alors ralentir, ce ne fut plus qu’une succession d’instants figés dans la lumière papillotante, comme des images animées passant dans le projecteur.
Clic.
Détritus tendit le bras par-dessus la tête de Victor, empoigna le manche par le milieu et le souleva en arrachant les supports rouillés carrément de la roche.
Clic.
Tout le monde se jeta à plat ventre lorsque le troll prit la mailloche à deux mains, banda ses muscles et l’abattit en un grand mouvement circulaire sur le gong.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Comme dans une succession de tableaux, Détritus donna l’impression de passer instantanément d’une… clic… position à une autre, différente mais apparentée, tandis qu’il pivotait sur un pied calleux et que la tête de la mailloche… clic… décrivait un arc de cercle lumineux dans l’obscurité.
Clic.
Sous l’impact, le gong fusa si loin en arrière que ses chaînes se brisèrent et qu’il alla claquer contre le mur de la salle.
Les bruits revinrent aussitôt et en masse, comme s’ils avaient été retenus quelque part, qu’on les avait brusquement relâchés et qu’ils se répandaient à nouveau joyeusement dans le monde en noyant les tympans.
Booong.
Clic.
Le géant sur le bloc de pierre se redressa lentement en position assise. La poussière cascadait en lents filets de son armure. Par en dessous apparaissait de l’or que les années n’avaient pas terni.
Il se déplaçait lentement mais sans hésitation, comme mû par un système d’horlogerie. Une main saisit l’épée géante. L’autre agrippa le bord du bloc pour stabiliser l’ensemble du corps tandis que les longues jambes fuselées se balançaient pour mettre pied à terre.
Il se leva, se dressa du haut de ses trois mètres, posa les mains sur la poignée de l’épée et marqua un temps. Son attitude ne variait guère de celle qu’on lui avait connue sur le bloc de pierre, mais cette fois on sentait chez lui comme de la vigilance, comme si des énergies monstrueuses tournaient tranquillement au ralenti. Il prit à peine garde aux quatre intrus qui l’avaient réveillé.
Les pulsations effrénées de l’écran cessèrent. Quelque chose avait senti la présence de l’homme d’or et focalisait toute son attention sur lui. Une attention qui, du coup, ne se portait plus ailleurs.
Les spectateurs commencèrent à bouger. Ils se réveillaient.
Victor attrapa le bibliothécaire et Détritus.
« Vous deux, dit-il, sortez tout le monde d’ici. Sortez-les d’ici en vitesse.
— Oook ! »
La population d’Olive-Oued n’eut pas besoin de beaucoup d’encouragements. Le spectacle des formes nettes à l’écran, sans le filtre de l’hypnose, suffisait à donner à tout ce qui avait plus de jugeote que Détritus l’envie de se trouver très loin ailleurs. Victor les voyait enjamber les sièges avec peine, se démener pour fuir la salle.
Ginger voulut les suivre. Victor l’arrêta.
« Pas encore, dit-il doucement. Pas nous.
— Comment ça ? »
Il secoua la tête. « Faut qu’on soit les derniers à sortir, dit-il. Ça fait partie d’Olive-Oued. Vous pouvez vous servir de la magie, mais elle se sert aussi de vous. Et puis vous n’avez pas envie de voir comment tout ça va finir ?
— J’espérais le voir de loin.
— D’accord, disons ça autrement… Il va leur falloir deux bonnes minutes pour sortir. Alors, après, on pourra courir sans être gênés, non ? »
Ils entendirent des cris dans l’antichambre lorsque l’expublic s’agglutina dans le tunnel.
Victor remonta l’allée soudain désertée et s’assit dans un fauteuil libre du dernier rang.
« J’espère que le Détritus sera plus malin cette fois, qu’il ne restera pas à la traîne à soutenir le plafond. »
Ginger soupira et s’installa près de lui.
Victor posa les pieds sur le fauteuil devant lui et fouilla dans ses poches.
« Ça vous dit, demanda-t-il, des grains sauteurs ? »
L’homme d’or était visible sous l’écran. Il avait la tête penchée.
« Vous savez, il ressemble vraiment à mon oncle Oswald », fit Ginger.
L’écran s’éteignit avec une telle soudaineté que l’irruption de l’obscurité fit presque du bruit.
Le phénomène avait déjà dû se produire très souvent, se dit Victor. Dans des dizaines d’univers. L’idée folle survient et, pour une quelconque raison, l’homme d’or, Oswald ou je ne sais qui, se lève. Afin d’en garder le contrôle. Ou autre chose. Peut-être que partout où se déplace Olive-Oued, Osric suit.
Un point lumineux violet apparut et grossit de plus en plus vite. Victor eut l’impression de tomber dans un tunnel.
La silhouette d’or leva la tête.
La lueur se tortilla et dessina des formes au hasard. L’écran n’était plus là. Quelque chose entrait dans le monde. Il ne s’agissait pas d’une image à l’autre bout de la salle, mais de quelque chose qui cherchait frénétiquement à exister.
L’homme d’or ramena son épée en arrière.
Victor secoua l’épaule de Ginger.
« Je crois que c’est là qu’on s’en va », dit-il.
L’épée frappa. Une lumière dorée emplit la grotte.
Victor et Ginger dévalaient déjà les marches de l’antichambre lorsque se produisit la première secousse. Ils fixèrent l’entrée déserte du tunnel.
« Jamais de la vie, fit Ginger. Je ne vais pas encore rester coincée là-dedans. »
L’escalier descendait devant eux. Évidemment, il rejoignait sûrement la mer, laquelle ne se trouvait qu’à quelques pas, mais l’eau était d’un noir d’encre et, comme disait Gaspode, elle augurait.
« Vous savez nager ? » demanda Victor. Un pilier en voie de décomposition s’effondra dans la grotte derrière eux. De la salle proprement dite leur parvint une plainte affreuse.
« Pas très bien, répondit Ginger.
— Moi non plus », avoua-t-il. Le vacarme dans leur dos empirait.
« Quand même, ajouta-t-il en prenant la main de la jeune femme. On peut se dire que c’est une bonne occasion de faire des progrès rapides. »
Ils sautèrent.
Victor refit surface à cinquante mètres de la côte, les poumons en feu. Ginger émergea à quelques brasses. Ils nagèrent sur place et regardèrent.
La terre trembla.
La ville d’Olive-Oued, bâtie de bois vert et de vulgaires pointes, se disloquait sous les secousses. Les maisons se repliaient lentement sur elles-mêmes, comme des jeux de cartes. Ici et là, de petites explosions signalaient que des réserves d’octocellulose partaient en fumée. Des cités de toile et des montagnes de plâtre s’affaissaient doucement en tas de ruines.
Et au milieu de tout ça, esquivant les poutres qui tombaient mais ne laissant rien d’autre leur barrer la route, les habitants d’Olive-Oued fuyaient à perdre haleine. Opérateurs, acteurs, alchimistes, démons, trolls, nains, tous couraient comme des fourmis dont la fourmilière a pris feu, tête baissée, tricotant des jambes, les yeux fermement braqués sur l’horizon.