Un pan entier de la colline s’effondra.
L’espace d’un instant, Victor crut voir l’immense silhouette d’or d’Osbert, aussi impalpable que des grains de poussière dans un rai de lumière, s’élever au-dessus d’Olive-Oued et faire de son épée un grand mouvement circulaire qui englobait tout le paysage.
Puis il disparut.
Victor aida Ginger à regagner le rivage.
Ils entrèrent dans la rue principale, désormais silencieuse en dehors du craquement et du choc sourd d’une planche qui basculait de temps en temps d’un bâtiment à demi écroulé.
Ils se frayèrent un chemin à travers des décors renversés et des boîtes à images en miettes.
Un fracas s’éleva derrière eux lorsque le panneau du « Siècle de la Roussette » glissa hors de ses attaches et s’abattit avec un bruit sourd dans le sable.
Ils passèrent devant les restes de la cantine de Borgle, dont la destruction avait accru la qualité moyenne de la nutrition mondiale de quelques petits points peu nombreux mais significatifs.
Ils pataugèrent dans des films dévidés qui claquaient au vent.
Ils foulèrent des rêves brisés.
Et au moment de sortir de ce qui avait été Olive-Oued, Victor se retourna et jeta un regard en arrière.
« Ben, ils avaient raison, finalement, dit-il. Vous ne travaillerez plus jamais dans cette ville. »
Un sanglot lui répondit. À sa grande surprise, Ginger pleurait.
Il passa le bras autour de la jeune femme.
« Venez, dit-il. Je vous raccompagne chez vous. »
La magie d’Olive-Oued, désormais sans racines et sur le déclin, sillonnait la région en crépitant, cherchait des moyens de se mettre à la terre.
Clic…
Le soir tombait. La lueur rougeoyante du soleil couchant inondait les fenêtres de l’Antre à Côtes de Harga, quasiment désert à cette heure de la journée.
Détritus et Rubis occupaient comme ils pouvaient des sièges à dimensions humaines.
Ils n’avaient pour toute compagnie que Sham Harga lui-même, qui étalait la saleté plus uniformément sur les tables vides en sifflotant.
« Euh… risqua Détritus.
— Oui ? fit Rubis avec espoir.
— Euh… Rien », répondit Détritus. Il ne se sentait pas à sa place ici, mais Rubis avait insisté. Elle attendait qu’il dise quelque chose, se répétait-il, mais la seule idée qui lui venait à l’esprit, c’était de lui taper dessus avec une brique.
Harga cessa de siffloter.
Détritus sentit sa tête pivoter. Sa bouche s’ouvrit.
« Rejoue-le, Sham », dit Olive-Oued.
Un accord de musique éclata. Le mur du fond de l’Antre à Côtes de Harga coulissa pour disparaître dans la dimension qu’on réserve à ces accessoires-là, et un orchestre indistinct mais indubitable occupa l’espace normalement dévolu à la cuisine de Harga et la ruelle bruyante par-derrière.
La robe de Rubis devint une cascade de paillettes. Les autres tables disparurent à toute allure.
Détritus rajusta un smoking inattendu et se racla la gorge.
« Y a peut-être du vilain plus loin… » commença-t-il alors que les mots affluaient directement de quelque part ailleurs jusque dans ses cordes vocales.
Il prit la main de Rubis. Une canne à embout doré lui frappa l’oreille gauche. Un chapeau de soie noir se matérialisa à toute vitesse et lui rebondit du coude. Il les ignora.
« Mais il y a le clair de lune et la musique, alors… »
Il hésita. Les mots merveilleux s’évanouissaient. Les murs revinrent. Les tables réapparurent. Les paillettes jetèrent un dernier éclat et moururent.
« Hum », fit soudain le troll.
Elle ne le quittait pas du regard.
« Euh… Pardon, fit-il. Chaispas qui m’a pris, là. »
Harga s’approcha à grands pas de la table.
« C’était quoi, tout ce… ? » commença-t-il. Sans bouger les yeux, Rubis tendit brusquement un bras comme un tronc d’arbre, le fit pivoter sur place et le propulsa à travers le mur.
« Embrasse-moi, grand fou », dit-elle.
Le front de Détritus se plissa. « Quoi ? » fit-il.
Rubis soupira. Bon, tant pis pour les manières humaines.
Elle saisit une chaise et la lui abattit scientifiquement sur la tête. Un sourire fendit la figure du troll qui s’effondra en avant.
Elle le souleva sans mal et se le balança sur l’épaule. Rubis avait au moins appris une chose à Olive-Oued : rien ne servait d’attendre que l’homme de votre vie vous flanque un coup de brique. Il fallait faire vos briques vous-même.
Clic…
Dans une mine de nains à des kilomètres et des kilomètres de la terre grasse d’Ankh-Morpork, un contremaître très en colère cogna sur sa pelle pour réclamer le silence et parla en ces termes : « Je veux qu’ce soit bien clair, vu ? Un seul – et j’rigole pas – un seul, vu ? rien qu’un seul “Héhohého” de plus, espèces d’ornements d’jardin, et vous avez droit à la hache à deux tranchants, vu ? On est des nains, nom des dieux. Alors conduisez-vous en nains. Et c’est aussi valable pour toi, Dormeur ! »
Clic…
Fais-moi-plaisir Appelle-moi-Monsieur-Pan-pan arriva par bonds au sommet de la dune et jeta un coup d’œil par-dessus. Puis il revint en se laissant glisser.
« La voie est libre, signala-t-il. Pas d’humains. Que des ruines.
— Une chité rien qu’à nous, fit joyeusement le chat. Une chité où tous les janimaux, chans dichtinkchion d’echpèche ou d’achpect, peuvent vivre enchemble dans une parfaite… »
Le canard cancana.
« Le canard dit, traduisit Appelle-moi-Monsieur-Pan-pan-et-t’es-mort, que ça vaut le coup d’essayer. Si on doit acquérir science et sagesse, autant le faire bien. Venez. »
Puis il frissonna. Il était passé comme une légère odeur d’électricité statique. L’espace d’un instant, le petit secteur dans les dunes de sable tremblota comme dans une brume de chaleur.
Le canard cancana encore.
Pas-monsieur-Panpan fronça le museau. C’était soudain difficile de se concentrer.
« Le canard dit, balbutia-t-il, le canard dit… dit… le canard… dit… dit… coincoin… ? »
Le chat regarda la souris.
« Miaou ? » fit-il.
La souris haussa les épaules. « Couiiine », proposa-t-elle.
Le lapin fronça encore le museau, hésitant.
Le canard loucha sur le chat. Le chat fixa le lapin. La souris regarda le canard.
Le canard s’envola en flèche. Le lapin ne fut plus qu’un nuage de sable disparaissant au loin. La souris fila en trombe par-dessus les dunes. Et, heureux comme il ne l’avait pas été depuis des semaines, le chat lui courut après.
Clic…
Ginger et Victor étaient attablés dans un angle du Tambour Rafistolé.
« C’étaient de bons chiens, dit enfin Ginger.
— Oui, lâcha Victor avec froideur.
— Momo et Roc ont fouillé les décombres pendant une éternité. Il y a toutes sortes de caves et de machins là-bas, qu’ils disent. Je suis désolée.
— Oui.
— Peut-être qu’on devrait leur élever une statue, quelque chose.
— Je n’en suis pas sûr. Je veux dire, si on pense à ce que les chiens font aux statues. Les chiens qui meurent, ça fait peut-être partie d’Olive-Oued. Je ne sais pas. »