— Inutilium, plutôt, murmura Gauledouin. Je vais laisser tomber ce truc-là et travailler sur autre chose de moins idiot. »
Ducroc jeta dans le fourneau un coup d’œil inquiet.
« Ça ne va pas faire boum, hein ? »
Gauledouin le regarda d’un air méprisant.
« Ce machin-là ? fit-il. En voilà une idée ! »
Clic…
Il faisait noir comme dans un four sous les décombres.
Il faisait noir depuis longtemps.
Gaspode sentait les tonnes de caillasse au-dessus de son espace réduit. Pas besoin de sens particulièrement canins pour sentir ça.
Il se traîna jusqu’à un pilier qui s’était écrasé dans la cave.
Lazzi leva la tête avec peine, lécha la figure de Gaspode et parvint à pousser un aboiement dérisoire.
« Bon chien Lazzi… Bon chien Gaspode…
— Bon chien Lazzi », murmura Gaspode.
La queue de Lazzi battit sourdement une ou deux fois sur les cailloux. Puis il gémit un moment ; des pauses de plus en plus longues entrecoupaient ses gémissements.
Il y eut un bruit à peine perceptible. Comme de l’os sur de la pierre.
Les oreilles de Gaspode tressaillirent. Il leva la tête vers la silhouette qui s’approchait, visible même dans la nuit la plus noire parce que la nuit n’arrivera jamais à faire aussi noire.
Il se releva, ses poils se dressèrent sur son dos, et il grogna.
« Si tu fais un pas d’plus, je t’arrache une patte et je l’enterre », dit-il.
Une main squelettique se tendit et le chatouilla derrière les oreilles.
Un aboiement faible s’éleva dans les ténèbres.
« Bon chien Lazzi ! »
Gaspode, le museau noyé de larmes, fit un sourire d’excuse à la Mort. « Pathétique, hein ? croassa-t-il.
— JE NE SAIS PAS. JE NE SUIS PAS TRÈS PORTÉ SUR LES CHIENS, dit la Mort.
— Oh ? Puisqu’on en parle, j’ai jamais beaucoup aimé l’idée de mourir, dit Gaspode. On est bien en train d’mourir, hein ?
— Oui.
— Ça m’surprend pas, en fait. C’est bien d’mes coups, ça, mourir. Seulement, moi j’croyais, ajouta-t-il avec espoir, qu’y avait une Mort spéciale pour les chiens. Un grand chien noir, peut-être ?
— NON, fit la Mort.
— Marrant, ça. J’avais entendu dire que chaque espèce animale avait son propre spectre noir affreux qui venait la chercher à la fin. Sans vouloir t’offenser, ajouta-t-il aussitôt. Moi, j’croyais qu’y avait un grand chien qui s’amenait au trot et qui disait : « D’accord, Gaspode, t’as accompli ta tâche et ainsi de suite, dépose ton lourd fardeau, un machin dans l’genre, et suis-moi dans un pays où coulent le steak et les abats. »
— NON, IL N’Y A QUE MOI, dit la Mort. L’ULTIME FRONTIÈRE.
— Comment ça s’fait que j’te vois, si j’suis pas encore mort ?
— TU AS DES HALLUCINATIONS. »
Gaspode parut s’éveiller. « Ah bon ? Ben merde.
— Bon chien Lazzi ! » L’aboiement était plus fort cette fois.
La Mort plongea la main dans les replis mystérieux de sa robe et ramena un petit sablier. Il ne restait presque plus de sable dans l’ampoule supérieure. Les dernières secondes de la vie de Gaspode passèrent en chuintant de l’avenir au passé.
Puis il n’en resta plus une seule.
La Mort se redressa.
« VIENS, GASPODE. »
Un petit bruit se produisit. L’équivalent acoustique d’un scintillement.
Des étincelles d’or emplirent le sablier.
Le sable s’écoula à l’envers.
La Mort sourit.
Et alors, là où il s’était trouvé, apparut un triangle de lumière brillante.
« Bon chien Lazzi !
— Là, les voilà ! T’ai dit que j’entendre aboyer ! fit la voix de Roc. Bon chien ! Ici, mon chien !
— Merde, ce que j’suis content d’vous voir… » lança Gaspode. Les trolls rassemblés autour de l’ouverture ne lui prêtèrent aucune attention. Roc hissa et repoussa le pilier, puis il souleva doucement Lazzi.
« Pas de mal, le temps guérir tout ça, dit-il.
— On le mange maintenant ? demanda un troll au-dessus de lui.
— Ça va pas, non ? C’est chien héroïque, ça !
— … ’scusez-moi…
— Bon chien Lazzi ! »
Roc leva le chien hors du trou et sortit à son tour.
« … ’scusez-moi… » croassa Gaspode dans son dos.
Il entendit des acclamations au loin.
Au bout d’un moment, vu qu’il n’avait guère le choix, il rampa péniblement jusqu’au sommet du pilier incliné et parvint à se hisser hors du trou sur les décombres.
Personne à la ronde.
Il but dans une flaque.
Il se mit debout, éprouva sa patte blessée.
Ça irait.
Et enfin, il jura.
« Ouah, ouah, ouah ! »
Il s’arrêta. Pas normal, ça.
Il essaya encore.
« Ouah ! »
Il regarda autour de lui…
… et la couleur se retira du monde, le ramena au stade merveilleux du noir et blanc.
Il vint à l’idée de Gaspode que Harga devait jeter ses déchets en ce moment, et qu’il devait y avoir dans un coin une grange au chaud. Que fallait-il de plus à un petit chien ?
Quelque part dans les montagnes au loin, des loups hurlaient. Quelque part dans des maisons accueillantes, on flattait la tête de chiens pourvus de colliers et de bols à leurs noms.
Quelque part entre les deux, curieusement heureux de sa condition, Gaspode le chien prodige s’enfonça en clopinant dans le soleil couchant glorieusement monochrome.
À une quarantaine de kilomètres dans le sens direct d’Ankh-Morpork, les vagues déferlent en grondant sur la langue de dunes tapissées de salicornes battues par les vents, là où les eaux de la mer Circulaire se mêlent à celles de l’océan du Bord.
Des sternes plongent au ras des vagues. Les têtes séchées de pavots cornus cliquettent dans la sempiternelle brise qui balaye le ciel nuageux et déplace le sable selon des motifs curieux.
La colline en question se voit à des kilomètres. Peu élevée, elle se dresse néanmoins au milieu des dunes tel un bateau retourné ou une baleine franchement malchanceuse. Des arbres rabougris la recouvrent. Aucune pluie n’y tombe à moins d’y être forcée.
Mais le vent souffle et tasse les dunes contre le bois desséché, décoloré, de la ville d’Olive-Oued.
Il hurle ses auditions sur les terrains vagues désertés.
Il fait rouler des bouts de papier à travers les ruines des merveilles en plâtre du Monde.
Il agite bruyamment les planches jusqu’à ce qu’elles tombent dans le sable qui finit par les ensevelir.
Clic-clic-clic-clic.
Le vent soupire autour de la carcasse d’une boîte à projection, s’appuie, comme en état d’ivresse, contre le trépied abandonné.
Il se prend dans un bout de pellicule qui dépasse de la boîte et déroule la dernière séance de cinéma, pousse sur le sable le serpent luisant qui commence à se désagréger.
Dans l’œil de verre de la boîte à projection, de toutes petites silhouettes exécutent une danse saccadée, vivantes l’espace d’un bref instant…
Clic-clic-clic.
Le film se dégage et s’envole en tournoyant par-dessus les dunes.
Clic… clic…
La manivelle se balance un moment d’avant en arrière puis s’immobilise.
Clic.
Olive-Oued rêve.