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Antoine de Saint-Exupéry

LETTRE À UN OTAGE

(1943)

I

Quand en décembre 1940 j’ai traversé le Portugal pour me rendre aux États-Unis, Lisbonne m’est apparue comme une sorte de paradis clair et triste. On y parlait alors beaucoup d’une invasion imminente, et le Portugal se cramponnait à l’illusion de son bonheur. Lisbonne, qui avait bâti la plus ravissante exposition qui fût au monde, souriait d’un sourire un peu pâle, comme celui de ces mères qui n’ont point de nouvelles d’un fils en guerre et s’efforcent de le sauver par leur confiance : « Mon fils est vivant puisque je souris… » « Regardez, disait ainsi Lisbonne, combien je suis heureuse et paisible et bien éclairée… » Le continent entier pesait contre le Portugal à la façon d’une montagne sauvage, lourde de ses tribus de proie ; Lisbonne en fête défiait l’Europe : « Peut-on me prendre pour cible quand je mets tant de soin à ne point me cacher ! Quand je suis tellement vulnérable !… »

Les villes de chez moi étaient, la nuit, couleur de cendre. Je m’y étais déshabitué de toute lueur, et cette capitale rayonnante me causait un vague malaise. Si le faubourg alentour est sombre, les diamants d’une vitrine trop éclairée attirent les rôdeurs. On les sent qui circulent. Contre Lisbonne je sentais peser la nuit d’Europe habitée par des groupes errants de bombardiers, comme s’ils eussent de loin flairé ce trésor.

Mais le Portugal ignorait l’appétit du monstre. Il refusait de croire aux mauvais signes. Le Portugal parlait sur l’art avec une confiance désespérée. Oserait-on l’écraser dans son culte de l’art ? Il avait sorti toutes ses merveilles. Oserait-on l’écraser dans ses merveilles ? Il montrait ses grands hommes. Faute d’une armée, faute de canons, il avait dressé contre la ferraille de l’envahisseur toutes ses sentinelles de pierre : les poètes, les explorateurs, les conquistadors. Tout le passé du Portugal, faute d’armée et de canons, barrait la route. Oserait-on l’écraser dans son héritage d’un passé grandiose ?

J’errais ainsi chaque soir avec mélancolie à travers les réussites de cette exposition d’un goût extrême, où tout frôlait la perfection, jusqu’à la musique si discrète, choisie avec tant de tact, et qui, sur les jardins, coulait doucement, sans éclat, comme un simple chant de fontaine. Allait-on détruire dans le monde ce goût merveilleux de la mesure ?

Et je trouvais Lisbonne, sous son sourire, plus triste que mes villes éteintes.

J’ai connu, vous avez peut-être connu, ces familles un peu bizarres qui conservaient à leur table la place d’un mort. Elles niaient l’irréparable. Mais il ne me semblait pas que ce défi fût consolant. Des morts on doit faire des morts. Alors ils retrouvent, dans leur rôle de morts, une autre forme de présence. Mais ces familles-là suspendaient leur retour. Elles en faisaient d’éternels absents, des convives en retard pour l’éternité. Elles troquaient le deuil contre une attente sans contenu. Et ces maisons me paraissaient plongées dans un malaise sans rémission autrement étouffant que le chagrin. Du pilote Guillaumet, le dernier ami que j’aie perdu et qui s’est fait abattre en service postal aérien, mon Dieu ! j’ai accepté de porter le deuil. Guillaumet ne changera plus. Il ne sera plus jamais présent, mais il ne sera jamais absent non plus. J’ai sacrifié son couvert à ma table, ce piège inutile, et j’ai fait de lui un véritable ami mort.

Mais le Portugal essayait de croire au bonheur, lui laissant son couvert et ses lampions et sa musique. On jouait au bonheur, à Lisbonne, afin que Dieu voulût bien y croire.

Lisbonne devait aussi son climat de tristesse à la présence de certains réfugiés. Je ne parle pas des proscrits à la recherche d’un asile. Je ne parle pas d’immigrants en quête d’une terre à féconder par leur travail. Je parle de ceux qui s’expatriaient loin de la misère des leurs pour mettre à l’abri leur argent.

N’ayant pu me loger dans la ville même, j’habitais Estoril auprès du casino. Je sortais d’une guerre dense : mon Groupe Aérien, qui durant neuf mois n’avait jamais interrompu ses survols de l’Allemagne, avait encore perdu, au cours de la seule offensive allemande, les trois quarts de ses équipages. J’avais connu, de retour chez moi, la morne atmosphère de l’esclavage et la menace de la famine. J’avais vécu la nuit épaisse de nos villes. Et voici qu’à deux pas de chez moi, chaque soir, le casino d’Estoril se peuplait de revenants. Des Cadillac silencieuses, qui faisaient semblant d’aller quelque part, les déposaient sur le sable fin du porche d’entrée. Ils s’étaient habillés pour le dîner, comme autrefois. Ils montraient leur plastron ou leurs perles. Ils s’étaient invités les uns les autres pour des repas de figurants, où ils n’auraient rien à se dire.

Puis ils jouaient à la roulette ou au baccara selon les fortunes. J’allais parfois les regarder. Je ne ressentais ni indignation, ni sentiment d’ironie, mais une vague angoisse. Celle qui vous trouble au zoo devant les survivants d’une espèce éteinte. Ils s’installaient autour des tables. Ils se serraient contre un croupier austère et s’évertuaient à éprouver l’espoir, le désespoir, la crainte, l’envie et la jubilation. Comme des vivants. Ils jouaient des fortunes qui, peut-être, à cette minute même, étaient vidées de signification. Ils usaient de monnaies peut-être périmées. Les valeurs de leurs coffres étaient peut-être garanties par des usines déjà confisquées ou, menacées qu’elles étaient par les torpilles aériennes, déjà en voie d’écrasement. Ils tiraient des traites sur Sirius. Ils s’efforçaient de croire, en se renouant au passé, comme si rien depuis un certain nombre de mois n’avait commencé de craquer sur terre, à la légitimité de leur fièvre, à la couverture de leurs chèques, à l’éternité de leurs conventions. C’était irréel. Ça faisait ballet de poupées. Mais c’était triste.

Sans doute n’éprouvaient-ils rien. Je les abandonnais. J’allais respirer au bord de la mer. Et cette mer d’Estoril, mer de ville d’eaux, mer apprivoisée, me semblait aussi entrer dans le jeu. Elle poussait dans le golfe une unique vague molle, toute luisante de lune, comme une robe à traîne hors de saison.

Je les retrouvai sur le paquebot, mes réfugiés. Ce paquebot répandait, lui aussi, une légère angoisse. Ce paquebot transbordait, d’un continent à l’autre, ces plantes sans racines. Je me disais : « Je veux bien être un voyageur, je ne veux pas être un émigrant. J’ai appris tant de choses chez moi qui ailleurs seront inutiles. » Mais voici que mes émigrants sortaient de leur poche leur petit carnet d’adresses, leurs débris d’identité. Ils jouaient encore à être quelqu’un. Ils se raccrochaient de toutes leurs forces à quelque signification. « Vous savez, je suis celui-là, disaient-ils, je suis de telle ville… l’ami d’un tel… connaissez-vous un tel ? »

Et ils vous racontaient l’histoire d’un copain, ou l’histoire d’une responsabilité, ou l’histoire d’une faute ou n’importe quelle autre histoire qui les pût relier à n’importe quoi. Mais rien de ce passé, puisqu’ils s’expatriaient, n’allait plus leur servir. C’était encore tout chaud, tout frais, tout vivant, comme le sont d’abord les souvenirs d’amour. On fait un paquet des lettres tendres. On y joint quelques souvenirs. On noue le tout avec beaucoup de soin. Et la relique d’abord développe un charme mélancolique. Puis passe une blonde aux yeux bleus, et la relique meurt. Car le copain aussi, la responsabilité, la ville natale, les souvenirs de la maison se décolorent, s’ils ne servent plus.

Ils le sentaient bien. De même que Lisbonne jouait au bonheur, ils jouaient à croire qu’ils allaient bientôt revenir. Elle est douce, l’absence de l’enfant prodigue ! C’est une fausse absence puisque, en arrière de lui, la maison familiale demeure. Que l’on soit absent dans la pièce voisine, ou sur l’autre versant de la planète, la différence n’est pas essentielle. La présence de l’ami qui en apparence s’est éloigné, peut se faire plus dense qu’une présence réelle. C’est celle de la prière. Jamais je n’ai mieux aimé ma maison que dans le Sahara. Jamais fiancés n’ont été plus proches de leur fiancée que les marins bretons du XVIe siècle, quand ils doublaient le Cap Horn et vieillissaient contre le mur des vents contraires. Dès le départ ils commençaient déjà de revenir. C’est leur retour qu’ils préparaient de leurs lourdes mains en hissant les voiles. Le chemin le plus court du port de Bretagne à la maison de la fiancée passait par le Cap Horn. Mais voici que mes émigrants m’apparaissaient comme des marins bretons auxquels on eût enlevé la fiancée bretonne. Aucune fiancée bretonne n’allumait plus pour eux, à sa fenêtre, son humble lampe. Ils n’étaient point des enfants prodigues. Ils étaient des enfants prodigues sans maison vers quoi revenir. Alors commence le vrai voyage, qui est hors de soi-même.