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Celui qui, cette nuit-ci, hante ma mémoire est âgé de cinquante ans. Il est malade. Et il est juif. Comment survivrait-il à la terreur allemande ? Pour imaginer qu’il respire encore j’ai besoin de le croire ignoré de l’envahisseur, abrité en secret par le beau rempart de silence des paysans de son village. Alors seulement je crois qu’il vit encore. Alors seulement, déambulant au loin dans l’empire de son amitié, lequel n’a point de frontières, il m’est permis de me sentir non émigrant, mais voyageur. Car le désert n’est pas là où l’on croit. Le Sahara est plus vivant qu’une capitale et la ville la plus grouillante se vide si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés.

III

Comment la vie construit-elle donc ces lignes de force dont nous vivons ? D’où vient le poids qui me tire vers la maison de cet ami ? Quels sont donc les instants capitaux qui ont fait de cette présence l’un des pôles dont j’ai besoin ? De quels événements secrets sont donc pétries les tendresses particulières et, à travers elles, l’amour du pays ?

Les miracles véritables, qu’ils font peu de bruit ! Les événements essentiels, qu’ils sont simples ! Sur l’instant que je veux raconter, il est si peu à dire qu’il me faut le revivre en rêve, et parler à cet ami.

C’était par une journée d’avant-guerre, sur les bords de la Saône, du côté de Tournus. Nous avions choisi, pour déjeuner, un restaurant dont le balcon de planches surplombait la rivière. Accoudés à une table toute simple, gravée au couteau par les clients, nous avions commandé deux Pernod. Ton médecin t’interdisait l’alcool, mais tu trichais dans les grandes occasions. C’en était une. Nous ne savions pourquoi, mais c’en était une. Ce qui nous réjouissait était plus impalpable que la qualité de la lumière. Tu avais donc décidé ce Pernod des grandes occasions. Et, comme deux mariniers, à quelques pas de nous, déchargeaient un chaland, nous avons invité les mariniers. Nous les avons hélés du haut du balcon. Et ils sont venus. Ils sont venus tout simplement. Nous avions trouvé si naturel d’inviter des copains, à cause peut-être de cette invisible fête en nous. Il était tellement évident qu’ils répondraient au signe. Nous avons donc trinqué !

Le soleil était bon. Son miel tiède baignait les peupliers de l’autre berge, et la plaine jusqu’à l’horizon. Nous étions de plus en plus gais, toujours sans connaître pourquoi. Le soleil rassurait de bien éclairer, le fleuve de couler, le repas d’être repas, les mariniers d’avoir répondu à l’appel, la servante de nous servir avec une sorte de gentillesse heureuse, comme si elle eût présidé une fête éternelle. Nous étions pleinement en paix, bien insérés à l’abri du désordre dans une civilisation définitive. Nous goûtions une sorte d’état parfait où, tous les souhaits étant exaucés, nous n’avions plus rien à nous confier. Nous nous sentions purs, droits, lumineux et indulgents. Nous n’eussions pas su dire quelle vérité nous apparaissait dans son évidence. Mais le sentiment qui nous dominait était bien celui de la certitude. D’une certitude presque orgueilleuse.

Ainsi l’univers, à travers nous, prouvait sa bonne volonté. La condensation des nébuleuses, le durcissement des planètes, la formation des premières amibes, le travail gigantesque de la vie qui achemina l’amibe jusqu’à l’homme, tout avait convergé heureusement pour aboutir, à travers nous, à cette qualité du plaisir ! Ce n’était pas si mal, comme réussite.

Ainsi savourions-nous cette entente muette et ces rites presque religieux. Bercés par le va-et-vient de la servante sacerdotale, les mariniers et nous trinquions comme les fidèles d’une même Église, bien que nous n’eussions su dire laquelle. L’un des deux mariniers était hollandais. L’autre, allemand. Celui-ci avait autrefois fui le Nazisme, poursuivi qu’il était là-bas comme communiste, ou comme trotskyste, ou comme catholique, ou comme juif. (Je ne me souviens plus de l’étiquette au nom de laquelle l’homme était proscrit.) Mais à cet instant-là le marinier était bien autre chose qu’une étiquette. C’est le contenu qui comptait. La pâte humaine. Il était un ami, tout simplement. Et nous étions d’accord, entre amis. Tu étais d’accord. J’étais d’accord. Les mariniers et la servante étaient d’accord. D’accord sur quoi ? Sur le Pernod ? Sur la signification de la vie ? Sur la douceur de la journée ? Nous n’eussions pas su, non plus, le dire. Mais cet accord était si plein, si solidement établi en profondeur, il portait sur une bible si évidente dans sa substance, bien qu’informulable par les mots, que nous eussions volontiers accepté de fortifier ce pavillon, d’y soutenir un siège, et d’y mourir derrière des mitrailleuses pour sauver cette substance-là.

Quelle substance ?… C’est bien ici qu’il est difficile de s’exprimer ! Je risque de ne capturer que des reflets, non l’essentiel. Les mots insuffisants laisseront fuir ma vérité. Je serai obscur si je prétends que nous aurions aisément combattu pour sauver une certaine qualité du sourire des mariniers, et de ton sourire et de mon sourire, et du sourire de la servante, un certain miracle de ce soleil qui s’était donné tant de mal, depuis tant de millions d’années, pour aboutir, à travers nous, à la qualité d’un sourire qui était assez bien réussi.

L’essentiel, le plus souvent, n’a point de poids. L’essentiel ici, en apparence, n’a été qu’un sourire. Un sourire est souvent l’essentiel. On est payé par un sourire. On est récompensé par un sourire. On est animé par un sourire. Et la qualité d’un sourire peut faire que l’on meure. Cependant, puisque cette qualité nous délivrait si bien de l’angoisse des temps présents, nous accordait la certitude, l’espoir, la paix, j’ai aujourd’hui besoin, pour tenter de m’exprimer mieux, de raconter aussi l’histoire d’un autre sourire.

IV

C’était au cours d’un reportage sur la guerre civile en Espagne. J’avais eu l’imprudence d’assister en fraude, vers trois heures du matin, à un embarquement de matériel secret dans une gare de marchandises. L’agitation des équipes et une certaine obscurité semblaient favoriser mon indiscrétion. Mais je parus suspect à des miliciens anarchistes.

Ce fut très simple. Je ne soupçonnais rien encore de leur approche élastique et silencieuse, quand déjà ils se refermaient sur moi, doucement, comme les doigts d’une main. Le canon de leur carabine pesa légèrement contre mon ventre et le silence me parut solennel. Je levai enfin les bras.

J’observai qu’ils fixaient, non mon visage, mais ma cravate (la mode d’un faubourg anarchiste déconseillait cet objet d’art). Ma chair se contracta. J’attendais la décharge, c’était l’époque des jugements expéditifs. Mais il n’y eut aucune décharge. Après quelques secondes d’un vide absolu, au cours desquelles les équipes au travail me semblèrent danser dans un autre univers une sorte de ballet de rêve, mes anarchistes, d’un léger mouvement de tête, me firent signe de les précéder, et nous nous mîmes en marche, sans hâte, à travers les voies de triage. La capture s’était faite dans un silence parfait, et avec une extraordinaire économie de mouvements. Ainsi joue la faune sous-marine.

Je m’enfonçai bientôt vers un sous-sol transformé en poste de garde. Mal éclairés par une mauvaise lampe à pétrole, d’autres miliciens somnolaient, leur carabine entre les jambes. Ils échangèrent quelques mots, d’une voix neutre, avec les hommes de ma patrouille. L’un d’eux me fouilla.

Je parle l’espagnol, mais ignore le catalan. Je compris cependant que l’on exigeait mes papiers. Je les avais oubliés à l’hôtel. Je répondis : « Hôtel… Journaliste… », sans connaître si mon langage transportait quelque chose. Les miliciens se passèrent de main en main mon appareil photographique comme une pièce à conviction. Quelques-uns de ceux qui bâillaient, affaissés sur leurs chaises bancales, se relevèrent avec une sorte d’ennui et s’adossèrent au mur.