«Un naufrage!… mais c’est très amusant, un naufrage.
Nous en serons quittes pour un bon bain à la glace, et puis on nous mènera à Bonifacio, histoire de manger des merles chez le patron Lionetti.»
Et les tringlots de rire…
Tout à coup, un craquement… Qu’est-ce que c’est? Qu’arrive-t-il?…
«Le gouvernail vient de partir, dit un matelot tout mouillé qui traverse l’entrepont en courant.
– Bon voyage!» crie cet enragé de brigadier; mais cela ne fait plus rire personne.
Grand tumulte sur le pont. La brume empêche de se voir. Les matelots vont et viennent, effrayés, à tâtons… Plus de gouvernail! La manœuvre est impossible… La Sémillante en dérive, file comme le vent… C’est à ce moment que le douanier la voit passer; il est onze heures et demie. A l’avant de la frégate, on entend comme un coup de canon… Les brisants! les brisants!… C’est fini, il n’y a plus d’espoir, on va droit à la côte… Le capitaine descend dans sa cabine… Au bout d’un moment, il vient reprendre sa place sur la dunette – en grand costume… Il a voulu se faire beau pour mourir.
Dans l’entrepont, les soldats, anxieux, se regardent, sans rien dire… Les malades essaient de se redresser… le petit brigadier ne rit plus… C’est alors que la porte s’ouvre et que l’aumônier paraît sur le seuil avec son étole:
«A genoux, mes enfants!»
Tout le monde obéit. D’une voix retentissante, le prêtre commence la prière des agonisants.
Soudain, un choc formidable, un cri, un seul cri, un cri immense, des bras tendus, des mains qui se cramponnent, des regards effarés où la vision de la mort passe comme un éclair…
Miséricorde!…
C’est ainsi que je passai toute la nuit à rêver, évoquant, à dix ans de distance, l’âme du pauvre navire dont les débris m’entouraient… Au loin, dans le détroit, la tempête faisait rage; la flamme du bivouac se courbait sous la rafale; et j’entendais notre barque danser au pied des roches en faisant crier son amarre.
Les douaniers
Le bateau l’Emilie, de Porto-Vecchio, à bord duquel j’ai fait ce lugubre voyage aux îles Lavezzi, était une vieille embarcation de la douane, à demi pontée, où l’on n’avait pour s’abriter du vent, des lames, de la pluie, qu’un petit rouf goudronné, à peine assez large pour tenir une table et deux couchettes. Aussi il fallait voir nos matelots par le gros temps. Les figures ruisselaient, les vareuses trempées fumaient comme du linge à l’étuve, et en plein hiver les malheureux passaient ainsi des journées entières, même des nuits, accroupis sur leurs bancs mouillés, à grelotter dans cette humidité malsaine; car on ne pouvait pas allumer de feu à bord, et la rive était souvent difficile à atteindre… Eh bien, pas un de ces hommes ne se plaignait. Par les temps les plus rudes, je leur ai toujours vu la même placidité, la même bonne humeur. Et pourtant, quelle triste vie que celle de ces matelots douaniers!
Presque tous mariés, ayant femme et enfants à terre, ils restent des mois dehors, à louvoyer sur ces côtes si dangereuses. Pour se nourrir, ils n’ont guère que du pain moisi et des oignons sauvages. Jamais de vin, jamais de viande, parce que la viande et le vin coûtent cher et qu’ils ne gagnent que cinq cents francs par an! Cinq cents francs par an! vous pensez si la hutte doit être noire là-bas à la marine, et si les enfants doivent aller pieds nus! N’importe! Tous ces gens-là paraissent contents. Il y avait à l’arrière, devant le rouf, un grand baquet plein d’eau de pluie où l’équipage venait boire, et je me rappelle que, la dernière gorgée finie, chacun de ces pauvres diables secouait son gobelet avec un «Ah!» de satisfaction, une expression de bien-être à la fois comique et attendrissante.
Le plus gai, le plus satisfait de tous, était un petit Bonifacien hâlé et trapu qu’on appelait Palombo. Celui-là ne faisait que chanter, même dans les plus gros temps. Quand la lame devenait lourde, quand le ciel assombri et bas se remplissait de grésil, et qu’on était là tous, le nez en l’air, la main sur l’écoute, à guetter le coup de vent qui allait venir, alors, dans le grand silence et l’anxiété du bord, la voix tranquille de Palombo commençait:
Et la rafale avait beau souffler, faire gémir les agrès, secouer et inonder la barque, la chanson du douanier allait son train, balancée comme une mouette à la pointe des vagues. Quelquefois le vent accompagnait trop fort, on n’entendait plus les paroles; mais, entre chaque coup de mer, dans le ruissellement de l’eau qui s’égouttait, le petit refrain revenait toujours:
Lisette est sa… age,
Reste au villa… age…
Un jour, pourtant, qu’il ventait et il pleuvait très fort, je ne l’entendis pas. C’était si extraordinaire, que je sortis la tête du rouf:
«Eh! Palombo, on ne chante donc plus?»
Palombo ne répondit pas. Il était immobile, couché sous son banc. Je m’approchai de lui. Ses dents claquaient; tout son corps tremblait de fièvre.
«Il a une pountoura», me dirent ses camarades tristement.
Ce qu’ils appellent pountoura, C’est un point de côté, une pleurésie. Ce grand ciel plombé, cette barque ruisselante, ce pauvre fiévreux roulé dans un vieux manteau de caoutchouc qui luisait sous la pluie comme une peau de phoque, je n’ai jamais rien vu de plus lugubre. Bientôt, le froid, le vent, la secousse des vagues, aggravèrent son mal. Le délire le prit; il fallut aborder.
Après beaucoup de temps et d’efforts, nous entrâmes vers le soir dans un petit port aride et silencieux, qu’animait seulement le vol circulaire de quelques gouailles. Tout autour de la plage montaient de hautes roches escarpées, des maquis inextricables d’arbustes verts, d’un vert sombre, sans raison. En bas, au bord de l’eau, une petite maison blanche à volets gris: c’était le poste de la douane. Au milieu de ce désert, cette bâtisse de l’Etat, numérotée comme une casquette d’uniforme, avait quelque chose de sinistre. C’est là qu’on descendit le malheureux Palombo. Triste asile pour un malade! Nous trouvâmes le douanier en train de manger au coin du feu avec sa femme et ses enfants. Tout ce monde-là vous avait des mines hâves, jaunes, des yeux agrandis, cerclés de fièvre. La mère, jeune encore, un nourrisson sur les bras, grelottait en nous parlant.
«C’est un poste terrible, me dit tout bas l’inspecteur. Nous sommes obligés de renouveler nos douaniers tous les deux ans. La fièvre de marais les mange…»
Il s’agissait cependant de se procurer un médecin. Il n’y en avait pas avant Sartène, c’est-à-dire à six ou huit lieues de là. Comment faire? Nos matelots n’en pouvaient plus; c’était trop loin pour envoyer un des enfants. Alors la femme, se penchant dehors, appela:
«Cecco!… Cecco!»
Et nous vîmes entrer un grand gars bien découplé, vrai type de braconnier ou de banditto, avec son bonnet de laine brune et son pelone en poils de chèvre. En débarquant je l’avais déjà remarqué, assis devant la porte, sa pipe rouge aux dents, un fusil entre les jambes, mais, je ne sais pourquoi, il s’était enfui à notre approche. Peut-être croyait-il que nous avions des gendarmes avec nous. Quand il entra, la douanière rougit un peu.