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«Vite le couvert, petites bleues! La table au milieu de la chambre, la nappe du dimanche, les assiettes à fleurs. Et ne rions pas tant, S’il vous plaît! et dépêchons-nous…»

Je crois bien qu’elles se dépêchaient. A peine le temps de casser trois assiettes, le déjeuner se trouva servi.

«Un bon petit déjeuner! me disait Mamette en me conduisant à table; seulement, vous serez tout seul… Nous autres, nous avons déjà mangé ce matin.»

Ces pauvres vieux! à quelque heure qu’on les prenne, ils ont toujours mangé le matin.

Le bon petit déjeuner de Mamette, c’était deux doigts de lait, des dattes et une barquette, quelque chose comme un échaudé; de quoi la nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours… Et dire qu’à moi seul je vins à bout de toutes ces provisions!… Aussi quelle indignation autour de la table! Comme les petites bleues chuchotaient en se poussant du coude, et là-bas, au fond de leur cage, comme les canaris avaient l’air de se dire:

«Oh! ce monsieur qui mange toute la barquette

Je la mangeait toute, en effet, et presque sans m’en apercevoir, occupé que j’étais à regarder autour de moi dans cette chambre claire et paisible où flottait comme une odeur de choses anciennes… Il y avait surtout deux petits lits dont je ne pouvais pas détacher mes yeux. Ces lits, presque deux berceaux, je me les figurais le matin, au petit jour, quand ils sont encore enfouis sous leurs grands rideaux à franges. Trois heures sonnent. C’est l’heure où tous les vieux se réveillent:

«Tu dors, Mamette?

– Non, mon ami.

– N’est-ce pas que Maurice est un brave enfant?

– Oh! oui, c’est un brave enfant.»

Et j’imaginais comme cela toute une causerie, rien que pour avoir vu ces deux petits lits de vieux, dressés l’un à côté de l’autre…

Pendant ce temps, un drame terrible se passait à l’autre bout de la chambre, devant l’armoire. Il s’agissait d’atteindre là-haut, sur le dernier rayon, certain bocal de cerises à l’eau-de-vie qui attendait Maurice depuis dix ans et dont on voulait me faire l’ouverture. Malgré les supplications de Mamette, le vieux avait tenu à aller chercher ses cerises lui-même; et, monté sur une chaise un grand effroi de sa femme, il essayait d’arriver là-haut… Vous voyez le tableau d’ici, le vieux qui tremble et qui se hisse, les petites bleues cramponnées à sa chaise, Mamette derrière lui haletante, les bras tendus, et sur tout cela un léger parfum de bergamote qui s’exhale de l’armoire ouverte et des grandes piles de linge roux… C’était charmant.

Enfin, après bien des efforts, on parvint à le tirer de l’armoire, ce fameux bocal, et avec lui une vieille timbale d’argent toute bosselée, la timbale de Maurice quand il était petit. On me la remplit de cerises jusqu’au bord; Maurice les aimait tant, les cerises! Et tout en me servant, le vieux me disait à l’oreille d’un air de gourmandise:

«Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir en manger!… C’est ma femme qui les a faites… Vous allez goûter quelque chose de bon.»

Hélas! sa femme les avait faites, mais elle avait oublié de les sucrer. Que voulez-vous! on devient distrait en vieillissant. Elles étaient atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette… Mais cela ne m’empêcha pas de les manger jusqu’au bout, sans sourciller.

Le repas terminé, je me levai pour prendre congé de mes hôtes. Ils auraient bien voulu me garder encore un peu pour causer du brave enfant, mais le jour baissait, le moulin était loin, il fallait partir.

Le vieux s’était levé en même temps que moi.

«Mamette, mon habit!… Je veux le conduire jusqu’à la place.»

Bien sûr qu’au fond d’elle-même, Mamette trouvait qu’il faisait déjà un peu frais pour me conduire jusqu’à la place; mais elle n’en laissa rien paraître. Seulement, pendant qu’elle l’aidait à passer les manches de son habit, un bel habit tabac d’Espagne à boutons de nacre, j’entendis la chère créature qui lui disait doucement:

«Tu ne rentreras pas tard, n’est-ce pas?»

Et lui, d’un petit air malin:

«Hé! hé!… je ne sais pas… peut-être…»

Là-dessus, ils se regardaient en riant, et les petites bleues riaient de les voir rire, et, dans leur coin les canaris riaient aussi à leur manière… Entre nous, je crois que l’odeur des cerises les avait tous un peu grisés.

… La nuit tombait, quand nous sortîmes, le grand-père et moi. La petite bleue nous suivait de loin pour le ramener; mais lui ne la voyait pas, et il était tout fier de marcher à mon bras comme un homme. Mamette, rayonnante, voyait cela du pas de sa porte, et elle avait en nous regardant de jolis hochements de tête qui semblaient dire: «Tout de même, mon pauvre homme!… il marche encore.»

Ballades en prose

En ouvrant ma porte ce matin, il y avait autour de mon moulin un grand tapis de gelée blanche. L’herbe luisait et craquait comme du verre; toute la colline grelottait… Pour un jour ma chère Provence s’était déguisée en pays du Nord; et c’est parmi les pins frangés de givre, les touffes de lavandes épanouies en bouquets de cristal, que j’ai écrit ces deux ballades d’une fantaisies un peu germanique, pendant que la gelée m’envoyait ses étincelles blanches et que là-haut, dans le ciel clair, de grands triangles de cigognes venues du pays d’Henri Heine, descendaient vers la Camargue en criant: «Il fait froid… froid… froid.»

La mort du dauphin

Le petit Dauphin est malade, le petit Dauphin va mourir… Dans toutes les églises du royaume, le Saint-Sacrement demeure exposé nuit et jour et de grands cierges brûlent pour la guérison de l’enfant royal. Les rues de la vieille résidence sont tristes et silencieuses, les cloches ne sonnent plus, les voitures vont au pas… Aux abords du palais, les bourgeois curieux regardent, à travers les grilles, des suisses à bedaines dorées qui causent dans les cours d’un air important.

Tout le château est en émoi… Des chambellans, des majordomes, montent et descendent en courant les escaliers de marbre… Les galeries sont pleines de pages et de courtisans en habits de soie qui vont d’un groupe à l’autre quêter des nouvelles à voix basse… Sur les larges perrons, les dames d’honneur éplorées se font de grandes révérences en essuyant leurs yeux avec de jolis mouchoirs brodés.

Dans l’Orangerie, il y a nombreuses assemblées de médecins en robe. On les voit, à travers les vitres, agiter leurs longues manches noires et incliner doctoralement leurs perruques à marteaux… Le gouverneur et l’écuyer du petit Dauphin se promènent devant la porte, attendant les décisions de la Faculté. Des marmitons passent à côté d’eux sans les saluer. M. l’écuyer jure comme un païen, M. le gouverneur récite des vers d’Horace… Et pendant ce temps, là-bas, du côté des écuries, on entend un long hennissement plaintif. C’est l’alezan du petit Dauphin que les palefreniers oublient et qui appelle tristement devant sa mangeoire vide.

Et le roi? Où est monseigneur le roi?… Le roi s’est enfermé tout seul dans une chambre, au bout du château… Les Majestés n’aiment pas qu’on les voie pleurer… Pour la reine, c’est autre chose… Assise au chevet du petit Dauphin, elle a son beau visage baigné de larmes, et sanglote bien haut devant tous, comme ferait une drapière.