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Je lui versai son eau-de-vie. Il commença à la déguster par petites fois, d’un air attendri… Tout à coup, je ne sais quelle fantaisie le piquant, il se leva, son verre à la main, promena un instant autour de lui sa tête de vipère aveugle, avec le sourire aimable du monsieur qui va parler, puis, d’une voix stridente, comme pour haranguer un banquet de deux cents couverts:

«Aux arts! Aux lettres! A la presse!»

Et le voilà parti sur un toast de dix minutes, la plus folle et la plus merveilleuse improvisation qui soit jamais sortie de cette cervelle de pitre.

Figurez-vous une revue de fin d’année intitulée: Le Pavé des Lettres en 186*; nos assemblées soi-disant littéraires, nos papotages, nos querelles, toutes les cocasseries d’un monde excentrique, fumier d’encre, enfer sans grandeur, où l’on s’égorge, où l’on s’étripe, où l’on se détrousse, où l’on parle intérêts et gros sous bien plus que chez les bourgeois, ce qui n’empêche pas qu’on y meure de faim plus qu’ailleurs; toutes nos lâchetés, toutes nos misères; le vieux baron T… de la Tombola s’en allant faire «gna… gna… gna…» aux Tuileries avec sa sébile et son habit barbeau; puis nos morts de l’année, les enterrements à réclames, l’oraison funèbre de M. le délégué, toujours la même: «Cher et regretté! pauvre cher!» à un malheureux dont on refuse de payer la tombe; et ceux qui se sont suicidés, et ceux qui sont devenus fous; figurez-vous tout cela, raconté, détaillé, gesticulé par un grimacier de génie, vous aurez alors une idée de ce que fut l’improvisation de Bixiou.

Son toast fini, son verre bu, il me demanda l’heure et s’en alla, d’un air farouche, sans me dire adieu… J’ignore comment les huissiers de M. Duruy se trouvèrent de sa visite ce matin-là; mais je sais bien que jamais de ma vie je ne me suis senti si triste, si mal en train qu’après le départ de ce terrible aveugle. Mon encrier m’écœurait, ma plume me faisait horreur. J’aurais voulu m’en aller loin, courir, voir des arbres, sentir quelque chose de bon… Quelle haine, grand Dieu! que de fiel! quel besoin de baver sur tout, de tout salir… Ah! le misérable…

Et j’arpentais ma chambre avec fureur, croyant toujours entendre le ricanement de dégoût qu’il avait eu en me parlant de sa fille.

Tout à coup, près de la chaise où l’aveugle s’était assis, je sentis quelque chose rouler sous mon pied. Et me baissant, je reconnus son portefeuille, un gros portefeuille luisant, à soins cassés, qui ne le quitte jamais et qu’il appelle en riant sa poche à venin. Cette poche, dans notre monde, était aussi renommée que les fameux cartons de M. Girardin. On disait qu’il y avait des choses terribles là-dedans… L’occasion se présentait belle pour m’en assurer. Le vieux portefeuille, trop gonflé, s’était crevé en tombant, et tous les papiers avaient roulé sur le tapis; il me fallut les ramasser l’un après l’autre…

Un paquet de lettres écrites sur du papier à fleurs, commençant toutes: Mon cher papa, et signées: Céline Bixiou, des enfants de Marie.

D’anciennes ordonnances pour des maladies d’enfants: croup, convulsions, scarlatine, rougeole… (La pauvre petite n’en avait pas échappé une!)

Enfin une grande enveloppe cachetée d’où sortaient, comme d’un bonnet de fillette, deux ou trois crins jaunes tout frisés; et sur l’enveloppe, en grosse écriture tremblée, une écriture d’aveugle:

Cheveux de Céline, coupés le 13 mai, le jour de son entrée là-bas.

Voilà ce qu’il y avait dans le portefeuille de Bixiou.

Allons, Parisiens, vous êtes tous les mêmes. Le dégoût, l’ironie, un rire infernal, des blagues féroces, et puis pour finir:… Cheveux de Céline coupés le 13 mai.

La légende de l’homme à la cervelle d’or

A la dame qui demande des histoires gaies.

En lisant votre lettre, madame, j’ai eu comme un remords. Je m’en suis voulu de la couleur un peu trop demi-deuil de mes historiettes, et je m’étais promis de vous offrir aujourd’hui quelque chose de joyeux, de follement joyeux.

Pourquoi serais-je triste, après tout? Je vis à mille lieues des brouillards parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n’est que soleil et musique; j’ai des orchestres de culs-blancs, des orphéons de mésanges; le matin, les courlis qui font: «Coureli! coureli!»; à midi, les cigales; puis les pâtres qui jouent du fifre, et les belles filles brunes qu’on entend rire dans les vignes… En vérité, l’endroit est mal choisi pour broyer du noir; je devrais plutôt expédier aux dames des poèmes couleur de rose, et des pleins paniers de contes galants.

Eh bien, non! je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque dans mes pins, il m’envoie les éclaboussures de ses tristesses… A l’heure même où j’écris ces lignes, je viens d’apprendre la mort misérable du pauvre Charles Barbara, et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales! Je n’ai plus le cœur à rien de gai… Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je m’étais promis de vous faire, vous n’aurez encore aujourd’hui qu’une légende mélancolique.

Il était une fois un homme qui avait une cervelle d’or; oui, madame, une cervelle toute en or. Lorsqu’il vint au monde, les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne démesuré. Il vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d’olivier; seulement sa grosse tête l’entraînait toujours, et c’était pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant… Il tombait souvent. Un jour, il roula du haut d’un perron et vint donner du front contre un degré de marbre, où son crâne sonna comme un lingot. On le crut mort; mais, en le relevant, on ne lui trouva qu’une légère blessure, avec deux ou trois gouttelettes d’or caillées dans ses cheveux blonds. C’est ainsi que les parents apprirent que l’enfant avait une cervelle en or.

La chose fut tenue secrète; le pauvre petit lui-même ne se douta de rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus courir devant la porte avec les garçonnets de la rue.

«On vous volerait, mon beau trésor!» lui répondait sa mère.

Alors le petit avait grand-peur d’être volé; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d’une salle à l’autre…

A dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux qu’il tenait du Destin; et, comme ils l’avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L’enfant n’hésita pas; sur l’heure même – comment? par quels moyens? la légende ne l’a pas dit – il s’arracha du crâne un morceau d’or massif, un morceau gros comme une noix, qu’il jeta fièrement sur les genoux de sa mère… Puis tout ébloui des richesses qu’il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s’en alla par le monde en gaspillant son trésor.

Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l’or sans compter, on aurait dit que sa cervelle était inépuisable… Elle s’épuisait cependant, et à mesure on pouvait voir les yeux s’éteindre, la joue devenir plus creuse. Un jour, enfin, au matin d’une débauche folle, le malheureux, resté seul parmi les débris du festin et les lustres qui pâlissaient, s’épouvanta de l’énorme brèche qu’il avait déjà faite à son lingot: il était temps de s’arrêter.

Dès lors, ce fut une existence nouvelle. L’homme à la cervelle d’or s’en alla vivre à l’écart, du travail de ses mains, soupçonneux et craintif comme un avare, fuyant les tentations, tâchant d’oublier lui-même ces fatales richesses auxquelles il ne voulait plus toucher… Par malheur, un ami l’avait suivi dans sa solitude, et cet ami connaissait son secret.