Sid’Omar a soixante ans. En dépit de l’âge et de la petite vérole, son visage est resté beau: de grands cils, un regard de femme, un sourire charmant, l’air d’un prince. Ruiné par la guerre, il ne lui reste de son ancienne opulence qu’une ferme dans la plaine du Chétif et une maison à Milianah, où il vit bourgeoisement, avec ses trois fils élevés sous ses yeux. Les chefs indigènes l’ont en grande vénération. Quand une discussion s’élève, on le prend volontiers pour arbitre, et son jugement fait loi presque toujours. Il sort peu; on le trouve tous les après-midi dans une boutique attenant à sa maison et qui ouvre sur la rue. Le mobilier de cette pièce n’est pas riche: des murs blancs peints à la chaux, un banc de bois circulaire, des coussins, de longues pipes, deux braseros… C’est là que Sid’Omar donne audience et rend la justice. Un Salomon en boutique.
Aujourd’hui dimanche, l’assistance est nombreuse. Une douzaine de chefs sont accroupis, dans leur burnous, tout autour de la salle. Chacun d’eux a près de lui une grande pipe, et une petite tasse de café dans un fin coquetier de filigrane. J’entre, personne ne bouge… De sa place, Sid’Omar envoie à ma rencontre son plus charmant sourire et m’invite de la main à m’asseoir près de lui, sur un grand coussin de soie jaune; puis, un doigt sur les lèvres, il me fait signe d’écouter.
Voici le cas. Le caïd des Beni-Zougzougs ayant eu quelque contestation avec un juif de Milianah au sujet d’un lopin de terre, les deux parties sont convenues de porter le différend devant Sid’Omar et de s’en remettre à son jugement. Rendez-vous est pris pour le jour même, les témoins sont convoqués; tout à coup voilà mon juif qui se ravise, et vient seul, sans témoins, déclarer qu’il aime mieux s’en rapporter au juge de paix des Français qu’à Sid’Omar… L’affaire en est là à mon arrivée.
Le juif – vieux, barbe terreuse, veste marron, bas bleus, casquette en velours – lève le nez au ciel, roule des yeux suppliants, baise les babouches de Sid’Omar, penche la tête, s’agenouille, joint les mains… Je ne comprends pas l’arabe, mais à la pantomime du juif, au mot: Zouge de paix, zouge de paix, qui revient à chaque instant, je devine tout ce beau discours:
«Nous ne doutons pas de Sid’Omar, Sid’Omar est sage, Sid’Omar est juste… Toutefois le zouge de paix fera bien mieux notre affaire.»
L’auditoire, indigné, demeure impassible comme un Arabe qu’il est… Allongé sur son coussin, l’œil noyé, le bouquin d’ambre aux lèvres, Sid’Omar – dieu de l’ironie – sourit en écoutant. Soudain, au milieu de sa plus belle période, le juif est interrompu par un énergique caramba! qui l’arrête net; en même temps un colon espagnol, venu là comme témoin du caïd, quitte sa place et, s’approchant d’Iscariote, lui verse sur la tête un plein panier d’imprécations de toutes langues, de toutes couleurs – entre autres, certain vocable français trop gros monsieur pour qu’on le répète ici… Le fils de Sid’Omar, qui comprend le français, rougit d’entendre un mot pareil en présence de son père et sort de la salle. Retenir ce trait de l’éducation arabe. – L’auditoire est toujours impassible, Sid’Omar toujours souriant. Le juif s’est relevé et gagne la porte à reculons, tremblant de peur, mais gazouillant de plus belle son éternel zouge de paix, zouge de paix… Il sort. L’Espagnol, furieux, se précipite derrière lui, le rejoint dans la rue et par deux fois vli! vlan le frappe en plein visage… Iscariote tombe à genoux, les bras en croix… L’Espagnol, un peu honteux, rentre dans la boutique… Dès qu’il est rentré – le juif se relève et promène un regard sournois sur la foule bariolée qui l’entoure. Il y a là des gens de tout cuir – Maltais, Mahonais, Nègres, Arabes -, tous unis dans la haine du juif et joyeux d’en voir maltraiter un… Iscariote hésite un instant, puis, prenant un Arabe par le pan de son burnous:
«Tu l’as vu, Achmed, tu l’as vu… tu étais là. Le chrétien m’a frappé… Tu seras témoin… bien… bien… tu seras témoin.»
L’Arabe dégage son burnous et repousse le juif.. Il ne sait rien, il n’a rien vu: juste au moment, il tournait la tête…
«Mais toi, Kaddour, tu l’as vu… tu as vu le chrétien me battre…», crie le malheureux Iscariote à un gros Nègre en train d’éplucher une figure de Barbarie.
Le Nègre crache en signe de mépris et s’éloigne; il n’a rien vu… Il n’a rien vu non plus, ce petit Maltais dont les yeux de charbon luisent méchamment derrière sa barrette; elle n’a rien vu, cette Mahonaise au teint de brique qui se sauve en riant, son panier de grenades sur la tête…
Le juif a beau crier, prier, se démener… pas de témoin! personne n’a rien vu… Par bonheur deux de ses coreligionnaires passent dans la rue à ce moment, l’oreille basse, rasant les murailles. Le juif les avise:
«Vite, vite, mes frères! Vite à l’homme d’affaires! Vite au zouge de paix!… Vous l’avez vu, vous autres… vous avez vu qu’on a battu le vieux!»
S’ils l’ont vu!… Je crois bien.
… Grand émoi dans la boutique de Sid’Omar… Le cafetier remplit les tasses, rallume les pipes. On cause, on rit à belles dents. Au milieu du brouhaha et de la fumée, je gagne la porte doucement; j’ai envie d’aller rôder un peu du côté d’Israël pour savoir comment les coreligionnaires d’Iscariote ont pris l’affront fait à leur frère…
«Viens dîner ce soir, moussiou», me crie le bon Sid’Omar…
J’accepte, je remercie. Me voilà dehors.
Au quartier juif, tout le monde est sur pied. L’affaire fait déjà grand bruit. Personne aux échoppes. Brodeurs, tailleurs, bourreliers – tout Israël est dans la rue… Les hommes – en casquette de velours, en bas de laine bleue – gesticulent bruyamment, par groupes… Les femmes, pâles, bouffies, raides comme des idoles de bois dans leurs robes plates à plastron d’or, le visage entouré de bandelettes noires, vont d’un groupe à l’autre en miaulant… Au moment où j’arrive, un grand mouvement se fait dans la foule. On s’empresse, on se précipite… Appuyé sur des témoins, le juif – héros de l’aventure passe entre deux haies de casquettes sous une pluie d’exhortations:
«Venge-toi, frère; venge-nous, venge le peuple juif. Ne crains rien; tu as la loi pour toi.»
Un affreux nain, puant la poix et le vieux cuir, s’approche de moi d’un air piteux, avec de gros soupirs:
«Tu vois, me dit-il. Les pauvres juifs, comme on nous traite! C’est un vieillard! regarde. Ils l’ont presque tué.»
De vrai, le pauvre Iscariote a l’air plus mort que vif. Il passe devant moi – l’œil éteint, le visage défait; ne marchant pas, se traînant… Une forte indemnité est seule capable de le guérir; aussi ne le mène-t-on pas chez le médecin, mais chez l’agent d’affaires.
Il y a beaucoup d’agents d’affaires en Algérie, presque autant que de sauterelles. Le métier est bon, paraît-il.
Dans tous les cas, il a cet avantage qu’on y peut entrer de plain-pied, sans examens, ni cautionnement, ni stage. Comme à Paris nous nous faisons hommes de lettres, on se fait agent d’affaires en Algérie. Il suffit pour cela de savoir un peu de français, d’espagnol, d’arabe, d’avoir toujours un code dans ses fontes, et sur toute chose le tempérament du métier.
Les fonctions de l’agent sont très variées: tour à tour avocat, avoué, courtier, expert, interprète, teneur de livres, commissionnaire, écrivain public, c’est le maître Jacques de la colonie. Seulement Harpagon n’en avait qu’un de maître Jacques, et la colonie en a plus qu’il ne lui en faut. Rien qu’à Milianah, on les compte par douzaines. En général, pour éviter les frais de bureau, ces messieurs reçoivent leurs clients au café de la grand-place et donnent leurs consultations – les donnent-ils? – entre l’absinthe et le champoreau.