Geary comprit où elle voulait en venir et il hocha la tête. « S’il me fallait établir grossièrement une probabilité en me fondant sur mon expérience, je dirais qu’il y aurait cinquante chances sur cent pour qu’un fragment assez gros du destroyer survive au tir de barrage et frappe le cuirassé.
— Et si deux destroyers s’en prenaient simultanément à chacun de nos cuirassés ?
— C’est pratiquement certain, j’imagine. » Il se pencha pour étudier de nouveau la situation. « Il faudra commencer à les frapper quand ils seront le plus loin possible de nos cuirassés, mais, plus nos propres destroyers s’en éloigneront, plus ils auront de chances de se faire allumer par leurs croiseurs de combat.
— Que ferait l’amiral Geary ? » demanda-t-elle.
Il traça de la main les trajectoires des vaisseaux. « Il enverrait plusieurs formations de destroyers et de croiseurs légers frapper les vaisseaux obscurs de flanc à leur approche du bouclier défensif. Je m’efforcerais d’éliminer autant de destroyers que possible avant qu’ils n’atteignent le bouclier, et, peut-être, de détruire ou de mettre hors de combat leur croiseur lourd. Les IA des vaisseaux obscurs vont donc s’y attendre. » Une idée lui vint qui lui arracha un sourire glacé. « Mais si ces destroyers doivent accélérer pour frapper nos cuirassés… »
Tanya lui retourna son sourire. « Ouais.
— Mettons ça au point, commandant. »
Recourir aux ordinateurs de l’Indomptable pour établir promptement un plan qui, fallait-il espérer, déjouerait celui des IA procurait une indéniable satisfaction. Geary l’étudia soigneusement avant d’opiner. « Capitaine Desjani, je dois m’adresser aux commandants des cuirassés du bouclier défensif ainsi qu’à ceux des divisions de destroyers et de croiseurs légers. »
Desjani fit signe au lieutenant des trans, qui établit précipitamment le lien de la conférence. « Prêt, commandant. Canal trois.
— Merci », dit Geary en effleurant la touche de com requise. Une conférence en temps réel était exclue compte tenu de la distance d’au moins vingt minutes-lumière qui séparait les vaisseaux. Tout message porté par les ailes de la lumière mettrait vingt minutes pour arriver à destination, et la réponse ne parviendrait que vingt autres minutes plus tard. Rien n’est plus exaspérant qu’une conversation où questions et réponses sont séparées par un intervalle d’une quarantaine de minutes au bas mot.
« À toutes les unités composant le bouclier défensif, ici l’amiral Geary, commença-t-il. Les réactualisations de vos statuts indiquent que vous avez tous installé les correctifs logiciels sur vos systèmes. Il est impératif que vous les gardiez opérationnels, faute de quoi tous vos systèmes de combat, vos senseurs et vos transmissions redeviendraient aveugles aux vaisseaux obscurs et ouverts à des messages fallacieux.
» Vous avez tous vu les rapports en provenance d’Atalia. Ces vaisseaux ne sont pas aussi maniables que ceux des Énigmas, mais ils sont supérieurs aux nôtres. Ils sont aussi plus lourdement armés individuellement. Ne les sous-estimez pas.
» Commandant Armus, poursuivit-il, s’adressant à l’officier responsable du cuirassé Colosse, il est probable que les vaisseaux obscurs chercheront à lancer des attaques suicides contre nos cuirassés en sacrifiant leurs cinq destroyers. » Attaque suicide ? Était-ce bien le terme adéquat, sachant que le « suicidé » serait une IA ? « Si les vaisseaux obscurs continuent sur leur trajectoire, je m’attends à ce qu’ils ciblent Écume de guerre, Vengeance et Résolution au moyen d’un destroyer par cuirassé. Nous tenterons de les éliminer avant qu’ils n’atteignent le bouclier.
» Je vous transmets à présent vos ordres de manœuvre. Le bouclier se contractera à l’endroit du contact avec les vaisseaux obscurs, mais pas de beaucoup en raison de leur capacité à déjouer nos manœuvres. Capitaine Armus, si nous réussissons à éliminer ces destroyers avant le contact, faites de votre mieux pour détruire ou endommager les croiseurs de combat et leur dernier croiseur lourd. »
Il s’interrompit un instant, les idées sombres, avant de reprendre. « Même si les IA qui contrôlent ces bâtiments donnent l’impression d’avoir été programmées pour singer mes tactiques, ces adversaires nous sont sans doute plus étrangers que tous les extraterrestres que nous avons rencontrés. Ils combattront sans pitié ni raison. Ils doivent impérativement être anéantis avant qu’ils infligent à d’autres systèmes de l’Alliance les mêmes dommages qu’à Atalia. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Desjani, le menton en appui sur une main, lui coula un long regard. « C’était déjà ce que je pensais des Syndics.
— Quoi ?
— Qu’ils se battaient sans merci ni raison. Mais vous avez vu juste. Comparés aux vaisseaux obscurs, les Syndics sont des modèles de compassion et de rationalité. Même eux pouvaient remettre leurs ordres en question. »
Geary soupira puis se radossa dans son siège, conscient qu’il se passerait près de trois quarts d’heure avant que ne lui parviennent des réactions à son message. « Trop d’entre eux s’en sont abstenus. Les vaisseaux obscurs filent toujours à 0,2 c.
— Ils économisent leurs cellules d’énergie. Si les destroyers doivent piquer un sprint à la fin du parcours, ils auront besoin de toutes celles qui leur restent. Bon, si vous ne vous trompez pas, le feu d’artifice ne devrait pas débuter avant une heure et demie.
— Avons-nous reçu d’autres nouvelles de l’amiral Timbal ? s’enquit Geary.
— Pas le premier mot. Rien non plus de la station Ambaru, bien que nous lui ayons adressé une mise en garde comme vous l’avez ordonné. Il y a de bonnes chances pour que les fouines de la sécurité qui ont tenté de bousculer l’amiral Timbal aient trafiqué le correctif logiciel.
— Eux ou des amis à eux, admit Geary. Sur leurs ordres. Il y a un mot dans une langue de la Vieille Terre. C’était quoi, déjà… ? Kadavergehorsam.
— Ka-quoi ?
— Ça veut dire “obéissance aveugle”, expliqua-t-il. Obéir comme un cadavre. L’idée générale, c’est que les subalternes doivent faire ce qu’on leur demande sans réfléchir, et seulement cela. Une des plus grandes forces des hommes, c’est leur aptitude à raisonner, à s’adapter, mais combien d’organisations se sont-elles échinées à les couler dans le moule de drones sans cervelle ?
— Comme les vaisseaux obscurs ? L’exemple suprême d’une créature qui ne fait que ce qu’on lui demande. Mais leur logiciel est si complexe, si sujet à des bogues, si vulnérable aux virus qu’ils finiront par en faire malgré tout à leur tête. Eh, si ces gens d’Ambaru ont sciemment bloqué le correctif logiciel parce qu’ils suivent aveuglément leurs ordres, ça signifie qu’ils pourraient mourir des mains de quelqu’un ou de quelque chose censé obéir de façon tout aussi irréfléchie. »
Geary hocha la tête. L’affreuse ironie de la situation lui arracha un rictus. « Je suis bien certain que, si nous pouvions interroger les IA des vaisseaux obscurs, elles nous répondraient qu’elles ne font qu’obéir aux ordres. »