Quarante-cinq minutes après l’envoi de ses instructions, Geary put enfin constater des manœuvres au sein du bouclier défensif. Quelques cuirassés pivotèrent pesamment et entreprirent de modifier leur position pour se rapprocher du point de pénétration des vaisseaux obscurs. La plupart des destroyers et croiseurs légers de l’Alliance faisaient de même.
Mais quatre escadrons de destroyers et deux de croiseurs légers bondirent hors du bouclier pour accélérer en direction des vaisseaux obscurs.
« Exactement ce à quoi ils devraient s’attendre », marmotta Desjani d’une voix empreinte de satisfaction.
Les deux croiseurs de combat obscurs filaient côte à côte, suivis par leur unique croiseur lourd. Deux de leurs destroyers se déployèrent légèrement de côté, deux autres du côté opposé et le cinquième un peu en surplomb. Un tacticien de moindre envergure que Geary aurait sans doute dépêché des escorteurs pour ratiboiser les leurs avant leur contact avec le bouclier. C’était une manœuvre prévisible et, de surcroît, en parfaite concordance avec la doctrine qu’on avait inculquée à Geary un siècle plus tôt. Doctrine dont, par ailleurs, il avait toutes les raisons de croire qu’elle avait aussi été programmée dans les IA des vaisseaux obscurs.
Il avait arrangé cet engagement, mais il ne pouvait qu’y assister en spectateur dans la mesure où il se produisait à plusieurs minutes-lumière et qu’il ne pouvait donc pas communiquer avec ses vaisseaux pour intervenir à point nommé. Tout ce qu’il avait à présent sous les yeux s’était déroulé quelques minutes plus tôt.
Les croiseurs légers et destroyers de l’Alliance qui chargeaient les vaisseaux obscurs avaient spectaculairement augmenté leur vitesse de rapprochement. Alors qu’ils atteignaient la position correcte à l’aplomb de l’ennemi afin de s’aligner au-dessus de sa trajectoire, ils pivotèrent et entreprirent de réduire leur vélocité pour piquer vers le point où passeraient les vaisseaux obscurs.
Geary s’aperçut que le silence s’était fait sur la passerelle de l’Indomptable : tout le monde attendait de voir qui avait dupé l’autre.
« Ouaiiis ! » s’écria le lieutenant Yuon en voyant les destroyers obscurs accélérer à un taux qu’aucun vaisseau à l’équipage humain n’était capable d’atteindre, catapultés par leur propulsion principale au-devant de leurs croiseurs de combat et à la rencontre du bouclier de cuirassés. « Pardon, commandant », murmura-t-il à l’intention de Desjani, qui s’était retournée l’espace d’une seconde pour lui décocher un regard glaçant.
Mais Geary avait ressenti la même exaltation.
Si ses croiseurs légers et destroyers chargés de l’interception avaient plongé pour se synchroniser sur la progression des cuirassés, ils auraient complètement raté les destroyers obscurs et, en lieu et place, se seraient retrouvés soumis à la puissance de feu formidablement supérieure des croiseurs de combat ennemis.
Mais les instructions de Geary leur avaient signifié d’infléchir leur trajectoire d’interception bien avant les croiseurs de combat, de présumer que les destroyers obscurs auraient accéléré et pris la tête.
« Vélocité relative au contact estimée à 0,23 c, rapporta le lieutenant Yuon sur un ton d’un douloureux professionnalisme, comme s’il voulait se faire pardonner son éclat de tout à l’heure.
— Trop vite », grommela Desjani. Lorsque des objets accélèrent à quelques fractions de la vitesse de la lumière, leur vision de l’univers extérieur est de plus en plus gauchie par les effets de la relativité. Ils ne voient plus les choses là où elles sont. L’ingéniosité des hommes, toujours à son summum lorsqu’il s’agit d’inventer de nouvelles manières de faire la guerre à leurs semblables, a réussi à tempérer quelque peu ces effets. Jusqu’à 0,2 c, les systèmes de contrôle des tirs, les senseurs et les systèmes de manœuvre des vaisseaux de guerre sont encore capables de compenser suffisamment cette distorsion pour leur permettre de tirer sur des bâtiments qui les croisent à une invraisemblable célérité. Au-delà, la précision décroît spectaculairement à chaque nouvelle accélération.
« C’est pour cette raison que j’ai dépêché vingt-sept destroyers et onze croiseurs légers, expliqua Geary. Même s’ils manquent la plupart de leurs tirs, ils devraient être assez nombreux pour mettre plusieurs fois dans le mille. »
Quelques minutes plus tôt, les destroyers et croiseurs légers de l’Alliance avaient fondu de très haut sur les vaisseaux obscurs, et leurs systèmes automatisés de contrôle des tirs les avaient arrosés de lances de l’enfer, de billes métalliques (connues aussi sous le nom de mitraille) lorsqu’ils s’en trouvaient à assez courte portée, et de missiles spectres en provenance des croiseurs légers. On avait dû recourir aux systèmes automatisés parce qu’il est impossible à des hommes de viser et de tirer durant l’infime fraction de seconde où les forces adverses sont à portée d’armes l’une de l’autre.
Les vaisseaux obscurs avaient riposté avec une implacable et froide précision, mais leurs propres systèmes de contrôle des tirs étaient tout aussi handicapés par la vélocité relative de l’engagement que ceux des équipages humains. Chaque destroyer obscur abritait sans doute autant d’armement qu’un croiseur léger de l’Alliance, mais ils n’étaient que cinq contre les trente-huit unités de Geary.
Ses escadrons avaient plongé vers le bas pour décrocher puis piqué vers le haut pour ouvrir de nouveau le feu contre les croiseurs de combat et les croiseurs lourds obscurs qui les survolaient en trombe, mais ils avaient été incapables d’altérer assez vite leur trajectoire. Geary voyait des marqueurs rouges signalant des frappes couronnées de succès s’afficher sur certains des vaisseaux de l’Alliance. Cela étant, à l’exception de deux tirs qui avaient mis hors service quelques-unes des armes du croiseur léger Croisé, ses bâtiments n’avaient subi que de légers dommages.
Toutefois, seuls deux destroyers obscurs avaient émergé de l’engagement et poursuivi leur route sur la trajectoire qui les menait au bouclier. Deux autres avaient été envoyés bouler et tournoyaient désespérément dans l’espace, hors de contrôle, leurs systèmes de manœuvre trop endommagés pour être repris en main. Le cinquième et dernier, chancelant, avait bien tenté de suivre les deux rescapés, mais, tirés par les croiseurs légers de Geary, plusieurs missiles spectres avaient négocié des virages serrés pour finalement caramboler sa poupe. Il avait disparu dans une explosion de lumière et de chaleur, ne laissant à sa place qu’une boule de débris en expansion.
« Ils accélèrent encore », fit observer Desjani, que les dommages infligés aux vaisseaux hostiles semblaient laisser de marbre. Les deux destroyers obscurs survivants prenaient de la vitesse, ce qui compliquerait encore la tâche aux systèmes de ciblage des bâtiments du bouclier défensif. « Que fabrique donc Armus ? grommela-t-elle, trop bas pour se faire entendre d’un autre que Geary.
— Il leur tend un piège, répondit-il. Écume de guerre, Vengeance et Résolution se maintiennent sur une orbite fixe, de sorte que tout bâtiment cherchant à les intercepter devra forcément emprunter un vecteur prévisible.
— Oh ! » Desjani sourit largement. « Mes excuses, amiral. Je commande un croiseur de combat. J’ai tendance à raisonner en termes de mouvement.
— Tandis que le capitaine Armus, lui, connaît ses cuirassés et raisonne en termes de fortifications fixes et de puissance de feu. »