Si les destroyers obscurs avaient cherché à esquiver et s’étaient bornés à franchir le mince bouclier des vaisseaux très éparpillés de l’Alliance, sans doute auraient-ils réussi à en ressortir intacts. Et, si les vaisseaux de l’Alliance n’avaient pas pressenti qu’ils chercheraient à les éperonner, leur armement aurait été confronté à de problématiques solutions de tir. Mais les deux rescapés fondirent sur leurs cibles, le premier visant l’Écume de guerre et le second le Résolution, tant et si bien que les systèmes de contrôle du tir des vaisseaux de l’Alliance n’eurent à trouver qu’une seule simple solution. Les deux cuirassés et les croiseurs légers qui les escortaient dressèrent un mur de feu le long de la trajectoire que les deux destroyers obscurs devaient nécessairement emprunter, et ils s’y heurtèrent et se désintégrèrent sous les frappes.
Les survivants de la flottille hostile arrivaient pourtant juste derrière, et eux cherchaient uniquement à traverser le bouclier. Les deux croiseurs de combat et le croiseur lourd à la traîne franchirent en trombe le mince écran des vaisseaux de l’Alliance, toujours très dispersés, sans être touchés une seule fois.
Geary serra les dents en consultant à nouveau les données relatives aux manœuvres. Ses croiseurs de combat continuaient de piquer sur les vaisseaux obscurs, mais selon un angle qui repoussait très loin le point d’interception, par-delà la position qui aurait permis à l’ennemi de pilonner Ambaru.
Aucune des défenses fixes voisines d’Ambaru ne semblait en état d’alerte. Elles étaient toujours aveugles à la présence des vaisseaux obscurs.
Ne restait plus entre la station et les bâtiments ennemis rescapés qu’une ultime barrière défensive : les seize croiseurs lourds de Geary.
Trois
« Comment arrêter deux croiseurs de combat de cet acabit avec seize croiseurs lourds ? s’interrogea Desjani. S’il s’agissait de croiseurs normaux, ce serait jouable, mais les vaisseaux obscurs sont pour le moins atypiques. »
Geary montra du doigt le point d’interception sur son écran. « Nous n’avons pas besoin de les arrêter. Il nous suffit de repousser le moment où ils atteindront Ambaru et d’avancer celui où nous serons à leur portée.
— En les forçant à renoncer à leur course rectiligne vers Ambaru ? » Tanya hocha la tête et tapota un symbole. « La formation des croiseurs lourds est sous les ordres du capitaine de corvette Rosen. Que savez-vous d’elle ?
— Qu’elle est responsable de la première division de croiseurs lourds et qu’elle est aussi le commandant du Tanko. Et qu’elle a montré une certaine tendance à avoir la main lourde au cours des engagements précédents.
— Alors vous devez prendre conscience que, si vous l’envoyez aux trousses de ces vaisseaux obscurs, elle ne se contentera pas de tourner autour. Elle les pourchassera et cherchera à frapper fort.
— Rosen a vu les données relatives à l’armement massif de ces croiseurs de combat obscurs.
— Et elle cherchera à frapper fort, répéta Tanya.
— Je sais. C’est l’idée générale. » Il lut dans ses yeux la surprise puis une lente compréhension. « Parce que, poursuivit-il, jamais je ne ferais cela : lancer dans une charge frontale des croiseurs lourds contre des croiseurs de combat. J’organiserais plutôt une feinte, une diversion. Un stratagème qui induirait mon adversaire à réagir comme je l’entends, ce qui, en l’occurrence, reviendrait manifestement à détourner ces croiseurs obscurs de leur trajectoire directe vers Ambaru.
— Même si vous les abusez, ça ne trompera pas leurs systèmes de contrôle de visée ni ne les empêchera de cibler tous les croiseurs lourds qui se rapprocheront de leur enveloppe de tir.
— Par bonheur, j’ai aussi la réponse à cette question, du moins espérons-le. Vous savez comment sont programmés nos systèmes de contrôle des tirs. Ils privilégient leurs cibles en fonction de la menace qu’elles posent et de la plus haute probabilité de coups au but. » Il appuya sur ses touches de com. « Commandant Rosen, ici l’amiral Geary. Vous avez l’ordre d’arrêter ces vaisseaux obscurs. Rapprochez-vous assez d’eux pour les pilonner. Tâchez de détruire leur propulsion principale ou leurs systèmes de manœuvre. Selon mon estimation, ils ne chercheront pas à esquiver vos passes de tir mais se maintiendront sur leur trajectoire parce qu’ils partiront du principe que vous menez une diversion. Réorganisez vos deux formations et attaquez-les de manière à ce que, dans chacune, les deux croiseurs lourds de tête passent ostensiblement, aux yeux de leurs systèmes de contrôle des tirs, pour la plus forte probabilité de coup au but, et ordonnez à ces deux croiseurs de procéder à une manœuvre évasive de dernière minute afin de déstabiliser l’ennemi qui les cible. Je me fie à votre habileté, commandant, comme à celle du commandant de chaque croiseur. Geary, terminé.
— Vous faites confiance à la subtilité et à la finesse de Sel Rosen ? marmonna Desjani. Tous mes vœux !
— Elle ne fera pas exactement comme moi, répondit Geary. C’est sans doute notre meilleure chance d’arrêter ces vaisseaux obscurs avant qu’ils ne frappent Ambaru. »
Cinq minutes-lumière séparaient encore les croiseurs lourds du bouclier de cuirassés. Les croiseurs de combat hostiles maintenaient leur vélocité à 0,2 c, si bien qu’il leur faudrait vingt-cinq minutes pour rejoindre les croiseurs lourds. Si ceux-ci accéléraient avant le contact, ce délai se réduirait, mais Geary savait que le capitaine Rosen aurait la présence d’esprit de faire plonger ses vaisseaux sur les croiseurs de combat à angle obtus afin de garder assez faible la vitesse relative de l’engagement.
Les seize croiseurs lourds de l’Alliance étaient disposés en deux formations rectangulaires de huit vaisseaux rangés en deux colonnes, dont chacun surplombait légèrement celui qui le précédait, de sorte que, du premier au dernier, chaque rectangle s’élevait en escalier. La première se trouvait au-dessus de la trajectoire projetée des croiseurs de combat obscurs, un peu décalée de côté, et la seconde en dessous, également décalée mais du côté opposé. C’était un positionnement classique, qui permettrait aux croiseurs lourds de réagir efficacement même si l’ennemi procédait à des modifications importantes de sa trajectoire pour esquiver les défenseurs de l’Alliance.
« Elle tient compte de la maniabilité des vaisseaux obscurs, approuva Geary.
— Espérons qu’elle tient aussi compte de leur puissance de feu, persifla Desjani. Nous nous rapprochons toujours, mais trop lentement. Nous serons à deux minutes-lumière des vaisseaux obscurs quand Rosen les frappera.
— Toujours rien d’Ambaru ni des défenses fixes ?
— Rien, amiral, répondit Yuon.
— Si les vaisseaux obscurs restent sur leurs vecteurs actuels, nous ne serons plus qu’à trente secondes-lumière et vingt minutes de transit de leur interception quand ils atteindront Ambaru », ajouta le lieutenant Castries.
Trente secondes-lumière ne font sans doute pas l’effet d’un délai impressionnant, sauf si l’on sait qu’une seule équivaut à trois cent mille kilomètres. Neuf millions de kilomètres, soit l’équivalent de trente secondes-lumière, restait une distance désespérante s’agissant de la défense d’Ambaru.
« Une fois qu’ils auront frappé Ambaru, les vaisseaux obscurs devraient opter pour changer de cap et prendre celui du plus proche point de saut, reprit Castries d’une voix neutre toute professionnelle.
— Auquel cas nous n’aurons aucune chance de les rattraper avant qu’ils ne l’atteignent, laissa tomber Desjani. Rosen ferait pas mal de ralentir, ou nous n’aurons aucune chance non plus de sauver Ambaru et de frapper encore ces vaisseaux obscurs.