— Très bien. Quel message dois-je envoyer exactement ?
— À qui l’adressez-vous ?
— Aux sénateurs Navarro et Sakaï.
— Navarro et Sakaï ? » Elle lui lança un regard dubitatif. « Que savons-nous vraiment de Navarro ?
— J’en ai assez vu pour m’être fait ma religion, déclara Geary. Et Victoria Rione affirme qu’on peut lui faire confiance.
— Oh, parfait, lâcha Tanya, badine. Si cette femme se porte garante de Navarro, alors ça règle la question, j’imagine.
— Tanya…
— Savez-vous au moins où elle est ?
— Elle… ? Rione, voulez-vous dire ? Non, pourquoi ?
— Parce que vous devriez le lui adresser aussi. » Desjani eut un mince sourire à la vue de la tête qu’il tirait. « Hé, je ne l’aime peut-être pas… Tout bien pesé, je ne l’aime sûrement pas… Mais je sais qu’elle saura transmettre ces informations là où elles pèseront leur poids.
— C’est vrai, convint-il. Mais, puisque j’ignore où Rione se trouve, je ne peux qu’autoriser Jane à lui en remettre une copie si elle tombe sur elle.
— C’est effectivement le mieux que vous puissiez faire. Bon, maintenant, que leur dire ? Tout. Faites-leur bien comprendre que vous ne leur avez rien caché, que vous n’avez rien gardé par-devers vous.
— Excellent conseil, admit Geary.
— Eh bien, merci, amiral. » Elle s’appuya du front à sa paume. « Nous avons fait le plus facile. La suite sera plus pénible, vous ne l’ignorez pas.
— Les autres vaisseaux obscurs ?
— Ouais. » Elle releva la tête pour le regarder dans les yeux. « Il leur reste quatorze croiseurs de combat et vingt cuirassés, tous dotés d’une capacité de combat supérieure à la nôtre. Sans même tenir compte de l’usure, des dommages et autres avaries accumulées par nos bâtiments, tandis que les vaisseaux obscurs, eux, sont flambant neufs. Je vois mal comment vaincre une force de cet acabit.
— Il faut espérer que les derniers vaisseaux obscurs sont toujours en laisse, déclara Geary. Qu’ils n’ont pas échappé au contrôle des hommes et que ceux-ci peuvent encore les arrêter.
— S’il s’agit d’un virus ou d’un logiciel malveillant et non de simples dysfonctionnements, les autres vaisseaux obscurs risquent d’être aussi gravement infectés. » Tanya leva les yeux au ciel. « Des IA timbrées. Rendues folles par un logiciel hostile ou des bogues dans une programmation trop complexe pour que quelqu’un la comprenne vraiment. Combien de films d’horreur sont-ils bâtis sur cette trame ? »
Geary secoua la tête. « Pas assez, visiblement. Le gouvernement s’est sans doute persuadé cette fois que les IA ne pouvaient pas être corrompues ni victimes de ratés sérieux.
— Je croyais que le QG de la flotte avait la préséance en matière d’imbéciles, mais je me rends compte peu à peu que le gouvernement doit les réquisitionner, déclara Desjani. Sauf ceux qui sont élus par les citoyens, bien sûr.
— Tanya, je sais que tous les gens du gouvernement que nous avons rencontrés donnent l’impression d’être privés de leur bon sens depuis leur naissance et d’avoir encore perdu pied depuis, mais, si nous commençons à nous mettre en tête qu’on ne peut jamais se fier aux citoyens pour élire leurs représentants, c’est que nous avons cessé de croire en l’Alliance. Autant prendre tout de suite le nom de Mondes syndiqués et passer le flambeau à une élite autocrate. »
Elle soupira pesamment. « Tout cet idéalisme ne vous fait-il jamais mal aux cheveux ?
— Pardon ?
— Écoutez, je comprends très bien. Tous nous comprenons. Quant à dire que la gestion des affaires de l’Alliance est la meilleure du monde, ça reste difficilement crédible !
— Elle ne l’est pas, admit Geary. Quelqu’un a dit une fois que le suffrage universel était la pire méthode de gouvernement à l’exception de toutes les autres essayées par les hommes.
— Est-ce vraiment la moins pire ? demanda Desjani. Je veux bien le croire. Bon, je vais recourir à mes pouvoirs dictatoriaux à bord de l’Indomptable pour ordonner de rassembler le paquet de données de votre courrier. Vous devrez malgré tout pondre un résumé opérationnel : plein de couleurs vives, d’explosions et de mots très courts afin de ne pas distraire l’attention de nos dirigeants. »
La communication terminée, Geary s’attela avec morosité à la tâche d’expliquer brièvement et clairement ce que signifiait le gros volume de données qu’il comptait envoyer : a) un programme secret du gouvernement est devenu hors de contrôle et menace l’Alliance elle-même. Il a déjà agressé sans provocation des citoyens et leurs biens ; b) les Syndics ont menacé de rallumer les hostilités en raison d’une attaque d’Indras par des éléments relevant de ce programme secret ; c) Atalia, système stellaire neutre, a été ravagé par les mêmes éléments, qui ont ensuite agressé sans sommation des unités de la flotte ; d) Atalia a besoin de façon urgente d’une assistance humanitaire ; e) le logiciel contrôlant des systèmes officiels critiques est truffé de « caractéristiques » qui autorisent intrusion et usage abusif, et mettent ces systèmes critiques dans l’incapacité de remplir leurs fonctions ; f)…
f)…
Bon sang, pourquoi n’avez-vous pas misé sur les citoyens de l’Alliance plutôt que sur le secret et la technologie ?
L’estafette emportant le capitaine Jane Geary avec, sur d’innombrables copies de sauvegarde, les multiples exemplaires du rapport de l’amiral, emprunta trois jours plus tard le portail de l’hypernet.
« De nombreux vaisseaux civils ont quitté Varandal depuis notre retour, mais ce rapport officiel sur les événements sera sans doute le premier à atteindre le gouvernement et le QG de la flotte à Unité, fit remarquer Desjani.
— Qu’ai-je fait, Tanya ? interrogea Geary. Je viens de renverser le premier domino. Quelles seront l’ampleur et la portée de la réaction ?
— Vous n’avez certainement pas renversé le premier domino, répliqua-t-elle avec un sourire torve. Ce sont ceux qui ont envoyé des vaisseaux obscurs frapper Indras… non, plutôt ceux qui ont autorisé le programme des vaisseaux obscurs… La guerre… un siècle de dominos se sont effondrés durant cette guerre. » Le regard qu’elle posait sur lui se fit approbateur. « À moins que le premier domino ne soit tombé voilà un siècle, quand vous étiez le dernier à bord du Merlon, que votre capsule de survie endommagée vous a plongé en hibernation et que vous êtes resté disparu jusqu’à ce que la flotte vous retrouve sur le chemin de Prime, où nous devions remporter une victoire décisive sur les Syndics. C’est peut-être là que tout le foutu machin a démarré. »
Il laissa échapper un tsst ! sarcastique. « À vous entendre, on jurerait que c’était planifié.
— Ça l’était peut-être. Sans doute les vivantes étoiles savaient-elles que nous aurions besoin de vous et, pour une raison que j’admets ne pas vraiment comprendre, peut-être pensaient-elles que nous méritions d’être sauvés de notre propre folie. » Elle sourit derechef. « Et, si cela est vrai, vous trouverez le moyen de stopper ces vaisseaux obscurs. »
Geary secoua la tête. « Surtout pas de pression, hein ? Pour l’heure, Tanya, je n’ai aucune idée de la façon dont je dois m’y prendre. »
Il reporta le regard sur la représentation du portail de l’hypernet, conscient qu’à tout instant une flotte de vaisseaux obscurs pouvait en émerger, tout en se demandant ce qu’il pourrait bien faire pour minimiser les dégâts si d’aventure ça se produisait.