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Les croiseurs de combat du capitaine Tulev en provenance d’Atalia arrivèrent quelques jours plus tard au point de saut de Varandal. Passablement cabossés eux-mêmes lors de la bataille d’Atalia contre les vaisseaux obscurs, on les avait laissés sur place, sous la responsabilité de Tulev, pour assister les bâtiments endommagés, recueillir les survivants des unités détruites et apporter aux cités ravagées du système toute l’aide, à vrai dire pitoyable, dont ils étaient capables.

Tulev monta à bord de l’Indomptable pour fournir des informations supplémentaires à ce sujet, leur récente expérience n’ayant eu d’autre résultat que de souligner, aux yeux de tous, qu’il fallait se méfier des méthodes de communication prétendument les plus sécurisées, car aucune n’était entièrement à l’abri des écoutes. Geary avait invité Desjani à assister aussi à la réunion qui se tenait dans sa cabine : elle et lui étaient assis sur l’étroite couchette, tandis que Tulev occupait la chaise qui leur faisait face. D’ordinaire assez avare d’émotions, Tulev lui-même ne parvint pas à réprimer d’occasionnelles poussées de colère et de désarroi lorsqu’il leur fit par le menu compte rendu des dommages causés à Atalia par les vaisseaux obscurs renégats. « Le seul aspect positif, du seul point de vue de l’Alliance, d’ailleurs, c’est que les gens d’Atalia ont la certitude que les vaisseaux obscurs sont nécessairement d’origine syndic puisqu’ils nous ont agressés et que nous en avons détruit beaucoup pendant la bataille qui s’est ensuivie.

— Au moins avons-nous achevé ceux qui se sont échappés d’Atalia, lui dit Geary

— Oui. Je regrette d’avoir raté ça. » Tulev marqua une pause. Les rouages de son cerveau s’activaient. « Peut-on encore parler de vengeance quand on n’a détruit que des machines ?

— J’en tire pourtant une certaine satisfaction, avoua Desjani.

— Bien sûr, Tanya. Je n’en attendais pas moins de vous. » Les coins de la bouche de Tulev se retroussèrent pour lui adresser le plus fugace des sourires.

« Je serais encore plus heureuse si je pouvais réduire en poussière tous les imbéciles qui ont cru que les construire était une bonne idée.

— Ça aussi, je m’y attendais de votre part, dit Tulev avant de se tourner vers Geary. Avons-nous un plan, amiral ?

— Je m’efforce de remettre la flotte dans le meilleur état possible, répondit l’interpellé. J’ai envoyé au gouvernement et au QG un rapport très circonstancié sur ce qui est arrivé à Indras, à Atalia et ici même, à Varandal. Ils devraient se rendre compte qu’il faut impérativement réagir. Espérons que nos dirigeants sauront désactiver les derniers vaisseaux obscurs. Sinon…

— Ce sera difficile », fit remarquer Tulev. Euphémisme typique de sa part. « Mes vaisseaux seront parés, amiral. »

Desjani l’avait soigneusement observé. « Tout va bien, Kostya ? » demanda-t-elle.

Il lui décocha un bref regard. « Tout est-il toujours allé bien, Tanya ?

— Pas dans mon souvenir. » Elle se pencha légèrement vers lui. « Nous avons traversé beaucoup d’épreuves, vous et moi. Livré de nombreuses batailles, perdu beaucoup d’amis, vu beaucoup de choses que nous préférerions oublier. Je m’inquiète un tantinet de ce que je crois percevoir en vous aujourd’hui. Y a-t-il quelque chose qui vous chiffonne particulièrement ? »

Cette fois, Tulev mit un certain temps à répondre, le regard lointain, puis il la fixa avant de se tourner vers Geary. « J’attends la fin de la guerre. »

Geary opina. « Je sais que cette paix ressemble parfois beaucoup à la guerre.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, amiral. » Tulev se renfrogna légèrement ; ses yeux ne quittaient pas le plateau de la table. « J’attends que la guerre avec les Mondes syndiqués prenne fin. La guerre qui a détruit ma planète natale et tant d’autres choses encore. On a signé un traité de paix. Officiellement, la guerre est finie. Mais ça reste extérieur. En mon for intérieur… la guerre est toujours là. Elle continue. Elle n’a pas de fin. Je crois qu’elle ne finira jamais en moi », conclut-il en se tapotant la poitrine de l’index.

Geary détourna les yeux. Il cherchait ses mots. « Je suis désolé.

— Je sais ce que vous ressentez, intervint Desjani. S’il n’y avait pas… » Elle s’interrompit brusquement pour regarder ailleurs, l’air étrangement embarrassée.

Tulev afficha de nouveau l’ombre d’un sourire. « Il n’est pas interdit de le dire, Tanya. Vous avez rencontré quelqu’un. » Il esquissa un signe de tête vers Geary. « C’est sûrement d’un grand secours.

— En effet, chuchota-t-elle toujours sans le regarder, en donnant cette fois l’impression de culpabiliser. Mon âme est maintenant habitée par autre chose que la guerre.

— Et c’est une bonne maladie, que je souhaite à tous mes amis, tout comme vous seriez contente pour moi si j’avais rencontré quelqu’un.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? demanda Geary.

— Merci, amiral, mais vous n’êtes pas mon genre. »

Desjani laissa échapper un rire bref et fixa Tulev en hochant la tête. « Revoilà l’homme que je connaissais.

— Il est toujours quelque part en moi… mais en compagnie. Celle de la guerre. » Il haussa les épaules. « L’Histoire vous enseigne des dates : une guerre commence tel jour à telle heure et elle prend fin à une date précise, à un moment précis. Net et sans bavures. Mais vous et moi, nous tous qui avons combattu, nous savons que les guerres ne s’achèvent pas à la date imposée par la signature d’un traité de paix. Leur fin n’a rien de propre… du moins si elles prennent vraiment fin. J’ai trop de souvenirs, amiral. Je me rappelle trop de gens. Il y en a beaucoup que je ne veux pas oublier. Mais je me souviens de tous. Je n’ai plus de chez-moi. Alors la guerre continue. En moi. »

Geary opina derechef. Tulev faisait rarement allusion à la destruction, durant la guerre, de son monde natal. C’était de notoriété publique, de sorte qu’il était inutile d’en parler. « Le coût de la guerre perdure, lui aussi. L’Histoire tend à le calculer en termes d’argent et de pertes en vies humaines, sans jamais tenir compte de ce qu’elle inflige à ceux qui l’ont livrée et qui ont combattu. Nous avons… parlé… à des représentants officiels qui ont collaboré au programme des vaisseaux obscurs visant la station d’Ambaru. Ils ne nous ont pas appris grand-chose, mais nous avons réussi à leur extorquer au moins une des notions qui président à la conception de ces bâtiments : leur déléguer la tâche de combattre à notre place devrait alléger notre conscience du poids de tous les bains de sang. Selon eux, ça rendrait la guerre moins effroyable. »

Le regard de Tulev se riva sur Geary. « C’est ce qu’ils ont affirmé ? Dites-moi un peu, amiral, comment appelleriez-vous quelqu’un, homme ou femme, qui tuerait sans réfléchir, sans conscience ni remords, simplement parce qu’il en a reçu l’ordre ? Quelqu’un qui ne ressentirait strictement rien en commettant cet acte, qui ne remettrait jamais ses ordres en cause, n’hésiterait jamais, éliminerait sa victime et passerait à la suivante sans barguigner.

— Un monstre.

— Un monstre, en effet. Parce que ceux que nous envoyons tuer leurs semblables doivent savoir ce qu’ils font, avoir conscience de la valeur de la vie, ressentir la souffrance qu’ils infligent. Si tuer devient trop facile, ceux qui en donnent l’ordre finissent par un peu trop aimer ça. L’Histoire nous l’a appris. Il y a eu trop d’époques et de pays où il était devenu plus aisé de tuer que de raisonner, d’assassiner que de dialoguer, de supprimer que d’accepter la différence. » Tulev se renfrogna encore, dévoilant pour la première fois depuis que Geary le connaissait la violence de sa colère. « Et ces gens “amélioreraient” la guerre en la confiant à des monstres d’indifférence ? Qui tuent sans rien ressentir ?