— Un ancien chef militaire aurait dit un jour qu’il était bon que la guerre fût si terrible, parce que, sinon, les gens finiraient par s’y complaire, déclara Geary.
— Il devait en savoir plus long que les imbéciles qui ont cherché à la déléguer à des cerveaux mécaniques sans conscience, laissa tomber Tulev sans se dérider. Pour les vaisseaux obscurs, ce qu’ils ont fait n’avait rien d’effroyable. C’était une simple tâche, un ordre qu’il fallait exécuter. Nous allons les arrêter, amiral ? Nous ne pouvons nous contenter de garanties officielles comme quoi il n’y aurait pas d’autres dysfonctionnements plus tard, n’est-ce pas ?
— Pas moi, en tout cas. Je pèserai de tout mon poids, je me servirai de toute mon influence et de toute mon autorité pour les empêcher de nuire. Je n’ai cure du nombre des tâches pacifiques qui sont supervisées par des IA. Elles sont douées dans de nombreux domaines, du moment que quelqu’un veille au grain pour les fois où ça tourne mal par accident ou à cause d’un logiciel malveillant. Mais pas pour la guerre. Pas si nous tenons à rester humains. »
« Soyez le bienvenu », l’accueillit l’amiral Timbal. Il conduisit Geary hors de la soute des navettes vers l’une des principales zones commerciales de la station d’Ambaru. « La situation est encore assez perturbée. La vue de Black Jack devrait être d’un très grand réconfort pour tout le monde.
— C’est si moche que ça ? s’enquit Geary.
— Les rumeurs portant sur ce qui s’est passé et ce que les vaisseaux obscurs auraient pu faire subir à la station ont assez abondamment filtré pour que la population, tant civile que militaire, soit un tantinet agitée. » Timbal sourit en désignant d’un geste un groupe de civils en tenue de travail qui les croisait. « J’ai consulté de récents rapports sur le trafic commercial et j’ai découvert plusieurs éléments assez troublants », poursuivit-il. Sa voix détendue et sa dégaine nonchalante tranchaient pour le moins sur ses propos.
« Des éléments troublants ? répéta Geary, en souriant et en saluant de la tête les passants qui s’illuminaient à sa vue.
— Oui. » Timbal lui décocha un regard oblique. « Des cargos perdus. Nous sommes habitués à un certain quota de pertes, voyez-vous. Raiders syndics qui s’infiltrent dans les systèmes frontaliers. Sabotages. Accidents liés à la facture précipitée des vaisseaux ou au transport de matériaux dangereux. Ça arrive. Quand la guerre a pris fin officiellement et que la nouvelle s’en est répandue dans les systèmes frontaliers syndics, nous avons connu un changement bénéfique. Les pertes ont diminué de plus de soixante-dix pour cent.
— Magnifique.
— Oui. Mais, ce qui l’est moins, c’est que, selon les rapports qui viennent d’entrer, une résurgence s’est produite au cours des derniers mois. » Timbal baissa les yeux sans cesser de parler. « Des cargos et d’autres vaisseaux ne sont jamais arrivés à destination. On a parfois identifié des épaves, mais, avec toutes celles qui parsèment les systèmes distants de moins de vingt années-lumière de l’espace syndic, bien souvent ça n’a pas été possible. »
Alors même qu’il retournait leur salut à des soldats des forces terrestres, Geary réussit à garder le sourire en dépit de son envie de grogner. « Des pertes mystérieuses, inexpliquées ?
— Et aucun survivant dans l’équipage. » Timbal se passa la main derrière la tête pour se masser la nuque. « Les Syndics, nous sommes-nous dit. Ils nous avaient déjà cherché des poux, comme quand vos forces ont traversé leur espace, et il ne peut donc s’agir que de leur infamie coutumière. Mais on n’a repéré aucun de leurs vaisseaux transitant par l’espace de l’Alliance, ni à proximité des systèmes stellaires où sont survenues ces pertes.
— Incroyable, murmura Geary. Je me demande comment les gens qui géraient le programme des vaisseaux obscurs ont bien pu expliquer ces pertes. Dommages collatéraux ? Accidents lors d’exercices d’entraînement ?
— Ils auraient eu du mal à faire porter le chapeau au personnel humain, fit remarquer Timbal en regardant droit devant lui.
— J’aimerais consulter ces données, dit Geary. Voir où ces pertes se sont produites.
— Cela pourrait nous aider à localiser la position de leur base. Écoutez, vous devez parler aux gens. Donner une interview. Je suis conscient que vous ne pouvez pas faire allusion aux vaisseaux obscurs ni à toutes les saloperies liées à ce programme, mais la population doit impérativement s’entendre dire par Black Jack qu’il faut garder confiance.
— D’autres peuvent sûrement leur affirmer la même chose, repartit Geary, peu enclin à endosser de nouveau le rôle d’un personnage public.
— Certes, convint Timbal. Mais, quand ces autres parlent de la signification et de l’importance de l’Alliance, personne ne les croit parce qu’ils n’y croient pas eux-mêmes. Mais vous si, n’est-ce pas ?
— Si.
— On commence à additionner deux et deux, amiral, souligna Timbal. La presse et d’autres personnes. Ça va finir par fuiter. On ne parle plus que de ce qui s’est produit à Atalia, et la nouvelle du saccage d’Indras commence doucement à s’ébruiter. Un tas de gens ont vu vos vaisseaux en train de combattre des adversaires apparemment inexistants, d’essuyer des dommages que rien n’aurait dû leur infliger, et ils veulent savoir ce qui a bien pu se passer. Des compagnies cherchent à apprendre ce qui est arrivé à leurs bâtiments et à leurs cargaisons. Les familles des matelots disparus font un foin d’enfer. Et quelques-uns de nos propres spatiaux et fusiliers ont trouvé le moyen de parler. Vous et moi savons que le gouvernement mettra un bon moment à décider comment il doit réagir à ce foutoir. Le QG de la flotte lui repassera la patate chaude, alors ne vous attendez pas à des instructions de sa part. Autant dire qu’il nous incombe pour l’instant de gérer la situation ici, ce qui signifie que c’est à vous que ça revient.
— C’est toujours comme ça que ça se passe, n’est-ce pas ? » lâcha Geary. Là-dessus, il vit un groupe de civils, dont la mise et la dégaine correspondaient à celles de journalistes, se ruer à sa rencontre.
La femme qui en avait pris la tête fit halte à un pas de lui dans une posture permettant à Geary de bien voir la caméra vidéo perchée sur son épaule. Une chose au moins n’avait pas changé depuis le siècle dernier : les journalistes restaient légalement obligés de montrer ouvertement leurs appareils d’enregistrement. « Amiral Geary, de nombreux bruits circulent. La population de l’Alliance aimerait avoir votre avis à cet égard. »
L’amiral en question attendit que les autres reporters se fussent tous arrêtés à proximité, devant une foule sans cesse plus dense de militaires et de civils. « J’attends les ordres, déclara-t-il. J’ai rendu compte au gouvernement de tout ce que je sais et je prépare mes forces à toute mission qui leur sera assignée.
— Qui donne les ordres en réalité, amiral ? demanda un journaliste. Le gouvernement ou vous ?
— Le gouvernement, répondit Geary comme si aucune autre réponse n’était possible. Je sers l’Alliance.
— Le gouvernement représente-t-il encore la population de l’Alliance ? s’enquit une femme.
— Oui, autant que je sache. En ce qui me concerne, j’ai même présentement son gouvernement sous les yeux. » Il balaya lentement la foule du regard pour bien se faire comprendre. « Ces hommes et ces femmes que vous avez élus, vous les avez bien mandatés pour parler et prendre des décisions en votre nom.