— Croyez-vous vraiment que ça portera ses fruits ? s’enquit Smyth.
— Quoi qu’il arrive, ce sera consigné officiellement, et personne ne pourra prétendre n’avoir pas été informé du problème.
— On le classifiera et on refusera d’admettre son existence.
— Ai-je précisé à qui je compte envoyer des copies ? » demanda Geary.
Smyth sourit. « À mon tour de ne plus poser de questions. »
L’image annonçant l’arrivée d’un vaisseau au point de saut pour Bhavan ne leur était pas parvenue qu’un message fébrile de ce bâtiment la talonnait. « Des vaisseaux de guerre croisent dans le système stellaire de Bhavan ! Ils ne répondent à aucune transmission, ils ne correspondent pas aux vaisseaux de l’Alliance connus et ils ont intercepté et détruit une douzaine de cargos et de bâtiments civils quelques jours avant que nous ne réussissions à atteindre le point de saut pour Varandal. Nous pouvons nous estimer heureux d’avoir sauvé notre peau ! Nous avons besoin d’aide ! »
— Les correctifs logiciels se diffusent, annonça Desjani à Geary quand il vint occuper le siège voisin du sien sur la passerelle de l’Indomptable. Bhavan a pu voir les vaisseaux obscurs.
— Mais ce vaisseau rapporte une demi-douzaine d’agressions contre la navigation civile, grogna Geary en consultant son écran. En quelques jours. Les rapports reçus par l’amiral Timbal ne faisaient pas état d’une telle fréquence, loin de là.
— Les vaisseaux obscurs peuvent-ils se rendre compte qu’on les voit ? C’est peut-être ce qui a déclenché ces attaques. »
Geary ne répondit pas. Il scrutait les données détaillées que le messager en provenance de Bhavan avait jointes à son S. O. S. « Quatre cuirassés.
— Malédiction ! souffla Desjani. Six croiseurs lourds. Vingt destroyers. De jolis chiffres ronds. S’ils décident de pilonner Bhavan comme ils l’ont fait à Atalia…
— Il n’en restera pas grand-chose. » Il continua d’étudier les données, le front plissé. « Observez leurs mouvements au cours des journées qui ont précédé le saut de notre informateur pour Varandal. À croire que les vaisseaux obscurs cherchent à imposer un blocus à Bhavan.
— Un blocus ? De Bhavan ? » Desjani loucha sur son propre écran, où s’affichaient les mêmes données, puis elle hocha la tête. « Ouais. Si ce vaisseau n’avait pas été relativement bien placé par rapport au point de saut pour Varandal, il n’aurait pas survécu. Deux destroyers obscurs étaient à ses trousses.
— Ça explique pourquoi il file vers nous et l’intérieur du système à cette vélocité », laissa tomber Geary. Sa main vola vers ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, sachez que deux destroyers obscurs sont peut-être lancés à la poursuite du vaisseau qui vient de sauter de Bhavan. Première division de croiseurs de combat, portez-vous sur-le-champ à sa rencontre, interceptez-le et, s’il le faut, protégez-le de ses poursuivants. Geary, terminé.
— Commandant ? » Le lieutenant des trans venait d’interpeller Desjani. « Le message qu’a envoyé le vaisseau de Bhavan… sa diffusion était universelle. Il va toucher tous les récepteurs du système. »
Le sens de ces paroles mit un moment à s’imposer à Geary. Tous les récepteurs. Pas seulement le système de coms de l’amiral Timbal sur la station d’Ambaru ni même ceux des autres installations militaires ou gouvernementales de Varandal, mais aussi tous les récepteurs civils et médiatiques.
« Ils ont mis bas le masque, déclara Desjani. J’espère que le gouvernement va me surprendre et qu’il a déjà cherché à réagir. Cela dit, à voir ce qui s’est passé à Bhavan, il semblerait que d’autres vaisseaux obscurs soient également sortis du cadre de leurs instructions préétablies.
— Peut-être exécutent-ils un scénario d’entraînement qu’ils prennent pour la réalité, avança Geary. Ou bien un logiciel malveillant aura déclenché des tactiques offensives contre un système stellaire qu’ils devraient regarder comme amical.
— Quelle qu’en soit la raison, elle a engendré une menace bien réelle. Qu’allons-nous faire ?
— La seule chose qui nous soit permise, répondit Geary. Aller à Bhavan et lever le blocus.
— Je ne suis guère pressée de m’atteler à la neutralisation des vaisseaux obscurs, marmonna Desjani à voix basse.
— Moi non plus. » Geary hésita un instant, de nouveau renfrogné. « Ils sont à Bhavan, Tanya. Tout près de Varandal.
— À l’échelle galactique, quelques années-lumière, c’est effectivement tout proche.
— Ils ne frappent pas Bhavan. Ils en font le blocus. Mais un vaisseau a réussi à fuir. Jusqu’ici. Pour nous apprendre qu’ils rôdaient aux alentours de Bhavan. »
Elle le dévisagea. « C’est… intéressant. » Elle reporta le regard sur son écran. « Lieutenant Castries, procédez à une analyse rapide du message que nous a envoyé le vaisseau de Bhavan. Je veux savoir si deux destroyers auraient pu le rattraper avant qu’il ne saute.
— À vos ordres, commandant. » Une ou deux minutes s’écoulèrent avant que Castries ne reprît la parole : « Ça reste très vague, capitaine. La probabilité est de soixante-dix pour cent en faveur de son interception, mais une incertitude de trente pour cent subsiste en raison de lacunes dans les données qu’on nous a transmises.
— Merci, lieutenant.
— Commandant, pourquoi auraient-ils laissé ce vaisseau s’échapper ? »
Geary répondit pour Desjani : « Pour nous faire savoir qu’ils étaient là.
— Avec quatre cuirassés, ajouta Tanya. Afin que nous rassemblions le plus de forces possibles pour partir les affronter. Ils veulent que nous allions à Bhavan, amiral.
— Ça y ressemble assurément.
— Alors qu’allons-nous faire ?
— La seule chose qui nous est permise, répéta Geary. Y aller. »
Cinq
« Vous avez déjà fait ça vous-même, fit observer le capitaine Badaya. Vous croyez les vaisseaux obscurs programmés pour imiter vos tactiques, et, à plusieurs reprises, vous avez attendu en embuscade près d’un point de saut d’où vous aviez prévu que l’ennemi émergerait.
— Ce n’est pas une tactique propre uniquement à l’amiral Geary », bougonna le capitaine Armus. L’homme n’avait jamais été très jovial, mais, depuis que les croiseurs de combat obscurs s’étaient si aisément faufilés au travers du bouclier qu’il gérait, son humeur s’était encore aigrie.
« Non, convint Badaya. Bon sang, les Syndics y ont eux aussi recouru ! » Il éclata d’un rire brutal. « Et vous croyez l’amiral Bloch derrière ces vaisseaux obscurs ? Quel est son dernier combat ?
— Prime, affirma Tulev sans aucune trace de sarcasme.
— En effet ! Prime, où il commandait la flotte et où il nous a envoyés valser pile dans le traquenard que nous tendaient les Syndics à la sortie du portail de l’hypernet. » Badaya fit le tour de la tablée du regard. « Beaucoup d’entre vous connaissent Bloch. S’il contrôle encore les vaisseaux obscurs, ne croyez-vous pas qu’il cherchera à reproduire la dernière bataille couronnée de succès qu’il a connue ?
— Il aimerait certainement la rejouer, mais en en sortant vainqueur cette fois-ci, répondit Desjani.
— Ne sommes-nous pas tous d’accord que cette situation pue le traquenard et qu’on cherche à attirer la flotte à Bhavan ? » demanda Duellos. Il était arrivé tout récemment, rentré précipitamment de la permission qu’il passait sur sa planète natale quand le bruit s’était répandu que la flotte de Geary avait été victime d’une étrange agression.