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— Et vous avez accepté son offre, reprit Tulev d’une voix aussi impassible que d’ordinaire. Parce que vous en aviez compris la nécessité. Tout comme, à Grendel, vous aviez compris qu’il vous fallait absolument combattre jusqu’au bout avec votre croiseur lourd, le Merlon. Le capitaine Badaya a vu juste. Les vaisseaux obscurs sont programmés pour se plier à une modélisation de vos réactions, une simulation qui n’accorde pas assez d’importance à votre aptitude à prendre conscience de l’instant où il faut faire ce qu’il faut, quel qu’en soit le coût.

— Ils vous croient encore faible, ajouta Badaya, relevant la tête maintenant que la vague de désapprobation était passée. Je l’ai cru un certain temps, moi aussi. Beaucoup d’entre nous l’ont cru. Vous avez ressurgi du passé pour nous rappeler que nos ancêtres n’auraient jamais toléré les pratiques que nous avions fini par accepter sans même y réfléchir à deux fois. Massacrer des prisonniers, bombarder des cités. Il nous a fallu un bon moment pour comprendre que vos objections n’étaient pas le reflet de votre faiblesse mais celui de votre sagesse. Or les responsables de la programmation des vaisseaux obscurs, qui n’ont pas servi directement sous vos ordres, vous croient toujours humaniste par faiblesse, eux, et c’est sur ce modèle que fonctionnent leurs créations.

— Il tient là un excellent argument, souligna Duellos en se tournant vers Geary. J’ignore encore à quoi il peut nous servir, mais, à tout le moins, ça devrait signifier que les vaisseaux obscurs présumeront que vous vous porterez à la rescousse de la population de Bhavan, quel que soit le risque encouru.

— L’amiral Bloch devrait partir du même principe, déclara Tulev.

— Qu’en est-il de ces deux agents ? demanda Parr, le commandant de l’Incroyable. Ceux qui ont tenté de s’emparer d’Ambaru.

— Ils sont toujours à bord de l’Indomptable, enfermés dans nos cellules de haute sécurité, répondit Desjani. Et ils ne nous apprennent pas grand-chose. Au tout début, nous avons eu droit à quelques autojustifications, mais plus rien depuis. Nos enquêteurs affirment qu’ils ont reçu un très bon entraînement en matière de résistance aux méthodes et au matériel d’interrogatoire.

— S’ils sont réellement habilités, nous recevrons tôt ou tard des ordres nous intimant de les relâcher. »

Tanya sourit à Parr. « Il faudra d’abord nous assurer de la légitimité de ces ordres. Avant que nous en ayons la confirmation, les échanges devraient exiger un certain temps. »

Parr lui rendit son sourire. « Parfait. Je tiens à ce qu’ils soient à bord de nos bâtiments quand ils affronteront les vaisseaux obscurs. Ça leur déliera peut-être la langue.

— À ce propos, sommes-nous bien certains que les vaisseaux obscurs ne peuvent pas surveiller nos communications ni s’immiscer dans le réseau de la flotte ?

— Ils auraient pu le faire à un certain moment, répondit Geary. Mais les coms de la flotte fonctionnent maintenant sur un unique jeu de codes d’accès. Nos décrypteurs jurent que les vaisseaux obscurs n’ont pas les moyens de casser ces codes avant que nous ne procédions automatiquement à leur changement à des intervalles aléatoires.

— Combien de vaisseaux comptez-vous emmener à Bhavan, amiral ? s’enquit le commandant d’un croiseur lourd. Quelle proportion de la flotte ?

— Autant que possible. Même si nous ne tombons que sur les vaisseaux obscurs qui s’y trouvaient encore selon les derniers rapports, soit quatre cuirassés et leurs escorteurs, la bataille sera rude. Il se pourrait que quelqu’un déboule avec les codes nécessaires à leur désactivation avant qu’ils n’aient commis d’autres dommages, mais il y a de bonnes chances pour que nous restions les seuls responsables du grand nettoyage avant que ça ne dégénère davantage. Préparez vos vaisseaux pour l’action. »

À mesure que l’image de chacun des commandants se dissipait l’une après l’autre, les dimensions apparentes de la salle et de la table de conférence se réduisaient au même rythme, jusqu’à ce que Geary se retrouvât seul, en compagnie de Tanya Desjani, dans un compartiment de modeste dimension pouvant tout juste abriter une tablée de dix personnes.

« Vous allez bien ? » demanda-t-elle.

Il opina sans mot dire.

« Badaya n’aurait jamais dû amener ce sujet sur le tapis, reprit-elle. C’est un abruti décérébré, mais il ne se montre pas aussi écervelé d’ordinaire…

— Tanya… » Il se tourna vers elle, l’air penaud. « Il avait raison. Dans une situation critique, les vaisseaux obscurs pourraient parfaitement me prêter l’intention de secourir un compagnon blessé en oubliant ce faisant l’objectif de la mission. Si Badaya n’avait pas soulevé ce point publiquement, je serais peut-être passé à côté. Vous savez aussi bien qu’un autre que je répugne à évoquer la mort du Riposte et à me demander si Michael a réussi à s’échapper à temps. »

Elle soupira pesamment. « Badaya a son utilité, j’imagine. C’est sans doute ce qui explique pourquoi je n’ai pas encore massacré ce crétin.

— Sans compter que ce serait contraire au règlement.

— Ouais. Je dois donner le bon exemple aux aspirants qui, grâce à vous, ont une meilleure chance de vivre assez longtemps pour monter en grade. » Elle se passa la main dans les cheveux en grimaçant. « Néanmoins, Badaya a de la chance que Jane Geary ne se soit pas trouvée là. Au fait, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, Jane vous a pardonné depuis un bon moment.

— Je l’ai remarqué. Elle avait de quoi être furieuse. »

La grimace de Tanya se fit rictus. « Que non pas. Ce n’est pas vous qui avez inventé la légende selon laquelle tous les Geary qui descendent de Black Jack devaient s’engager dans la flotte pour se plier à la tradition. Pas vous non plus qui avez déclenché la guerre. Ni vous qui avez choisi de vous retrouver piégé dans une capsule de survie dont l’énergie était pratiquement épuisée quand on vous a retrouvé après un siècle de…

— Je n’aime pas non plus évoquer ça, Tanya, s’insurgea-t-il.

— Pardon. Et vous n’avez pas non plus conduit la flotte à Prime pour tomber dans une embuscade des Syndics qui a failli l’anéantir et nous faire perdre la guerre. » Desjani le fixa, le regard implorant. « N’est-ce pas ? Et vous n’avez même pas demandé à Michael Geary de couvrir votre retraite. Il s’est porté volontaire, vous épargnant ainsi le crève-cœur de le lui ordonner. Jane Geary était fâchée contre Black Jack. Elle n’aurait jamais dû l’être contre vous et elle a fini par s’en rendre compte.

— Merci. C’est très difficile… » Il s’interrompit brusquement pour consulter l’écran qui flottait au-dessus du centre de la table. « À propos de difficulté, je dois rappeler Roberto Duellos.

— Ça vous ennuie si je reste ?

— Non, j’imagine. » Il tapota plusieurs touches et, au bout de quelques secondes, l’image de Duellos réapparut, debout à côté de la table.

« Amiral ? » Son regard se porta sur Desjani. « Personnel ou professionnel ?

— Professionnel. L’Inspiré devra rester encore une bonne semaine à quai avant d’être de nouveau opérationnel. »

Duellos hésita. « Je vais tâcher de réduire ce délai.

— Une semaine, c’est déjà moins que prévu. J’ai postulé que vous parviendriez à faire accélérer les travaux, mais, pour moi, une semaine, c’est repousser trop loin mon départ pour Bhavan. » Il lut dans les yeux de Duellos une déception qu’il avait le plus grand mal à dissimuler. « En réalité, ça joue en notre faveur. Je veux l’assurance que les vaisseaux obscurs n’attaqueront pas Varandal en l’absence de la flotte. L’Implacable, le Formidable et l’Inspiré, avec une force d’appoint de croiseurs et de destroyers qui redeviendront opérationnels dans le même délai, me fourniront cette garantie. Et je n’exagère absolument pas quand j’affirme qu’avec vous aux commandes de ce qui restera de la flotte à Varandal je serai grandement rassuré.