— Je vois. » Duellos réfléchit en faisant la moue puis hocha la tête. « Je comprends tout à la fois votre raisonnement et les motifs qui vous inspirent. Ça ne fait sans doute pas mon bonheur, mais ce n’est pas non plus votre travail. Et le mien consiste à faire ce qu’il faut. Comment dois-je réagir si les vaisseaux obscurs réapparaissent ?
— Tout dépend de leur nombre. S’il s’agit d’une force assez réduite pour que vous puissiez la gérer, tentez d’engager le combat et de la détruire. Je suis sûr que vous avez étudié les comptes rendus des engagements précédents et que vous êtes conscient du défi qu’ils poseront. Ils sont coriaces, rapides et agiles. »
Duellos sourit. « C’est aussi vrai de mes croiseurs de combat.
— Comme j’ai pu le vérifier personnellement, convint l’amiral. S’ils arrivent en force, en revanche, vous devrez les dissuader de s’en prendre à d’autres cibles de Varandal, les inciter à se lancer dans de futiles tentatives de poursuite et autres interceptions manquées de votre flottille et, de manière générale, les ralentir et les empêcher de commettre des dégâts jusqu’au retour de la flotte de Bhavan.
— Ça ne devrait pas être trop difficile, fit remarquer Duellos d’une voix sèche, comme pour faire comprendre qu’il ironisait. Je ferai de mon mieux, amiral. » Il salua, se préparant manifestement à prendre congé.
« Roberto, le rappela Geary, où en êtes-vous par ailleurs ?
— Oh, nous voilà donc revenus à des affaires personnelles. » Duellos marqua une pause, en même temps qu’il changeait d’expression et esquissait des deux mains un geste indéfinissable. « On se comprend mieux. Mon épouse a pris conscience de ce que me coûterait la perte de tout ceci. » Il embrassa d’un geste l’ensemble de la flotte et son environnement. « Quant à moi, j’appréhende mieux ses inquiétudes, s’agissant de moi-même et de notre avenir commun. »
Il fit la grimace. « Notre cadette complique un peu les choses. Elle est très tentée de s’engager aussi dans la flotte, en dépit de tous ceux qui lui affirment que c’est désormais un cul-de-sac, qu’on n’a plus besoin d’elle depuis que la paix règne et qu’il n’arrivera plus rien de grave. »
Desjani eut un sourire aigre. « Ouais. J’adore cette fable de paix. J’aimerais assez savoir ce qu’on en pense à Bhavan à l’heure actuelle.
— Sans même parler d’Atalia, renchérit Duellos. C’est bien ce qui inquiète ma femme. Elle sait que s’engager dans la flotte comporte encore des risques. Et, si ma fille choisit comme moi d’entrer dans la carrière… »
Le sourire de Tanya se fit caustique. « Je vous proposerais bien de veiller sur elle, mais j’ai crevé tant de vaisseaux sous moi que ça ne rassurerait personne.
— Non, en effet. Mon épouse et moi avons admis que sa vision de l’avenir et la mienne étaient incompatibles, mais nous sommes malgré tout convenus que nous tenions encore à partager un avenir commun. D’où… dilemme.
— Certaines affectations pourraient vous rapprocher de chez vous, suggéra Geary.
— Le système de défense ? » Duellos parut offensé. « Après tout ce que nous avons vu ?
— Et un poste à l’entraînement ? C’est précieux. L’occasion de transmettre ce que vous avez appris. Vous pourriez à tout le moins sauver des vies en montrant aux novices les erreurs à ne pas commettre. »
Duellos média un instant puis haussa les épaules. « Peut-être. Si nous arrivons à régler ce dernier foutoir. Je surveillerai ce système, amiral, et, si les vaisseaux obscurs se montrent, je verrai ce que peuvent faire des croiseurs de combat cabossés et des spatiaux fourbus contre les derniers modèles, étincelants et flambant neufs, qui ont séduit nos dirigeants. »
Trois jours plus tard, la Première Flotte hâtivement rassemblée approchait du portail de Varandal quand un vaisseau estafette en émergea avec à son bord le capitaine Jane Geary.
« Que se passe-t-il, amiral ? » demanda-t-elle alors que l’estafette filait encore vers une interception de l’Intrépide, son propre bâtiment.
« Je craignais que vous ne puissiez pas rentrer avant notre départ », répondit Geary.
Jane fronça les sourcils. « J’ai transmis les informations aux gens que vous aviez spécifiés. Je vous informerai plus tard des détails, mais je peux déjà vous dire que tous ont promis de se pencher sans délai sur la question. Mais, après les livraisons, je n’ai pas trouvé de vaisseau pour rentrer à Varandal. Retards, excuses et atermoiements. J’ai fini par menacer de porter l’affaire aux médias et cette estafette s’est soudain trouvée miraculeusement disponible.
— Content que ça ait marché. Votre second pourra vous informer de la situation à votre arrivée sur l’Intrépide. Nous emprunterons le portail dès que votre estafette vous aura débarquée et sera sortie de la bulle de l’hypernet. » L’image de Jane Geary s’évanouissant, l’amiral se tourna vers Desjani, l’air soucieux. « On a tenté de retarder son départ. Croyez-vous vraiment que nous devons son retour à sa menace de s’adresser à la presse ?
— Bien sûr que oui, répondit Desjani comme si ça crevait les yeux. C’est une Geary.
— Elle n’est pas Black Jack…
— Mais son plus proche parent en vie. Autant que je sache, en tout cas. Ce statut particulier ne se limite pas aux affaires de la flotte et à la politique. Si elle décide de s’adresser à la presse, celle-ci accourra à toutes jambes. » Tanya soupira. « D’après tout ce que j’ai entendu dire, Jane n’a jamais convoqué la presse. Elle n’a jamais profité de la situation. Mais peut-être à cause de la manière dont ce geste aurait été perçu, en bien ou en mal. Elle aurait eu l’air d’abuser de la notoriété de son patronyme. Maintenant qu’elle œuvre avec nous, elle recourt à toutes les flèches de son carquois pour nous aider à l’emporter.
— Quelqu’un d’Unité aura peut-être résolu le problème des vaisseaux obscurs avant notre arrivée à Bhavan, souffla Geary.
— Vous n’y croyez pas vous-même.
— Non, en effet. »
Geary fit émerger la Première Flotte du point de saut menant de Molnir à Bhavan, tous ses vaisseaux parés au combat. Avec l’Adroit perdu à Atalia, l’Intempérant gravement endommagé lors de la bataille de Varandal et les trois croiseurs de combat Inspiré, Formidable et Implacable toujours sous le coup de réparations critiques, il ne lui restait plus que neuf croiseurs de combat. Il aurait dû pouvoir rassembler vingt et un cuirassés, mais Acharné, Superbe et Splendide, eux aussi, étaient encore à quai, ne lui en laissant plus que dix-huit. Sa force se composait donc de vingt croiseurs lourds, quarante et un légers et cent douze destroyers. Ni auxiliaires ni transports d’assaut cette fois. Rien que des vaisseaux de première ligne.
« Oh, malédiction ! »
Geary entendit Desjani jurer alors qu’il s’efforçait encore de s’extraire de la désorientation induite par la sortie de l’hyperespace. Il réussit enfin à accommoder et à distinguer ce qui avait provoqué sa réaction.
Seize cuirassés obscurs orbitaient près du point de saut pour Varandal, accompagnés de trente croiseurs lourds, de quarante-cinq croiseurs légers et d’une centaine de destroyers. Ils étaient disposés face au point de saut en formation de boîte rectangulaire, à deux secondes-lumière à peine, prêts à frapper tout ce qui arriverait à Bhavan de Varandal.