« Le jeu est à peu près égal, observa Geary.
— Il le serait si la puissance de feu des vaisseaux obscurs n’était pas supérieure à la nôtre, voulez-vous dire ? répliqua Desjani, la voix blanche.
— Ouais. Que nos ancêtres nous protègent. Si nous étions arrivés directement de Varandal, ils nous auraient laminés avant même que nous ne les croisions.
— Ils n’ont pas de croiseurs de combat. Nous si. C’est notre seul avantage. Mais quelles sont nos chances de rogner un tant soit peu efficacement leurs forces malgré leur plus grande maniabilité ? Ils sont à trois heures-lumière et demie. Ils ne nous verront pas avant la fin de ce délai et nous-mêmes n’assisterons à leur réaction que dans sept heures. »
Tout reposait maintenant sur Geary. Il étudia son écran, la gorge serrée. Tous ses vaisseaux eussent-ils été à cent pour cent opérationnels que le combat lui aurait encore paru redoutable.
Hormis les vaisseaux obscurs et les siens, le champ de bataille était singulièrement désert. Une des planètes de Bhavan située à sept minutes-lumière de son soleil, étoile un peu moins lumineuse que Sol, qui servait encore de référence aux hommes, était assez hospitalière pour héberger une population relativement importante dans ses cités et ses nombreuses structures industrielles, tant en surface qu’en orbite. Cinq autres tournaient autour de l’étoile, le plus souvent rocailleuses à l’exception d’une géante gazeuse dont l’orbite légèrement irrégulière semblait en avoir balayé au moins une autre dans ses errances. Des installations minières et industrielles gravitaient aussi autour de certaines de ces planètes, parfois assez grandes pour mériter le qualificatif de ville.
Mais la navigation civile de toute espèce qui aurait dû saturer l’espace interplanétaire brillait par son absence. Cargos, remorqueurs, transports réguliers de passagers et autres bâtiments qui, normalement, auraient tracé d’un monde à l’autre leurs longues trajectoires curvilignes manquaient à l’appel.
On apercevait toutefois un nombre suspect de champs de débris, assez récents si l’on se fiait à leur dimension et concentrés dans les zones où cette navigation civile aurait dû se déployer.
« À croire que les vaisseaux obscurs ont éliminé tous les bâtiments qui n’ont pas réussi à sauter en lieu sûr, commenta Desjani.
— Commandant, nous avons des indications selon lesquelles tous ceux qui peuvent pénétrer dans l’atmosphère se sont réfugiés à la surface d’une planète, rapporta le lieutenant Castries. D’après les conversations que nous captons, ces gens craignent que les vaisseaux obscurs s’en prennent à eux, mais, pour on ne sait quelle raison, ceux-ci ont cessé de cibler ce qui ne se trouvait pas dans l’espace.
— Ils n’ont pas frappé non plus les installations orbitales, intervint le lieutenant Yuon. Rien de ce qui était sur orbite fixe n’a été touché, commandant.
— Bizarre, fit Desjani. On dirait presque que… C’est peut-être vrai, d’ailleurs.
— Quoi ? » demanda Geary.
Elle lui décocha un regard perplexe. « Comme si les vaisseaux obscurs avaient reconnu en Bhavan un système stellaire amical dont les planètes et tout ce qui se trouve sur une orbite fixe seraient à l’abri de leurs attaques, tandis qu’ils verraient dans chaque vaisseau un ennemi.
— C’est à peu près logique, au moins.
— Et nous sommes des vaisseaux, ajouta Desjani.
— J’avais déjà ajouté deux et deux », dit Geary. Il secoua la tête. « Nous avons un gros avantage, mais c’est bien le seul.
— Lequel ?
— Nous avons détruit tous les vaisseaux obscurs que nous avons combattus à Atalia. Ce qui implique qu’aucun n’a pu transmettre aux autres ce qu’il avait appris sur nos dernières tactiques. Ceux-là s’attendent encore à ce que je combatte comme Black Jack Geary, et ils feront de leur mieux pour m’imiter. »
Tanya fixa son propre écran. La connaissant, il comprit qu’elle était inquiète mais bien décidée à se battre le plus férocement possible. « Ils en apprendront un peu plus sur nous à chacune de nos passes de tir. Sommes-nous capables d’infliger de graves dommages à ces seize cuirassés en un délai assez bref pour marquer le coup ?
— Nous avons dix-huit cuirassés. » Geary se concentra de nouveau sur son écran en s’efforçant de cogiter. « À qui m’en prendrais-je d’abord si je commandais ces vaisseaux obscurs ? À nos cuirassés ou à nos croiseurs de combat ?
— Aux croiseurs de combat. Ils peuvent déguerpir si ça tourne vraiment mal. Mais nous aurions de meilleures chances de rattraper des cuirassés qui chercheraient à fuir la bataille.
— Très bien. » Il baissa la voix et s’assura que le champ d’intimité qui entourait son siège et celui de Desjani était activé. « Tanya, quitter Bhavan serait probablement notre décision la plus intelligente. Le déséquilibre des forces en présence est épouvantable.
— Partir sans combattre ? » Elle avait baissé le ton aussi, en s’efforçant de ne pas montrer son indignation, mais celle-ci avait percé malgré tout. « Abandonner un système de l’Alliance à l’ennemi ? Vous ne pouvez pas faire ça.
— Vous êtes capable d’évaluer la situation aussi bien que moi. Bien que nous arrivions sur eux d’un point de saut différent, nous n’en avons pas moins émergé à trois heures-lumière et demie de leur flotte, soit dix-sept heures de transit. Ils auront tout le temps de nous voir venir et de dresser un plan d’attaque.
— S’ils se comportent comme à Atalia, ils fonceront sur nous dès qu’ils nous verront, de sorte que ces dix-sept heures se réduiront à huit ou neuf, insista Desjani. C’est bien ce que vous-même feriez, n’est-ce pas ? Mais vous ne pouvez pas… vous ne pouvez pas… » Même maintenant, Tanya avait les plus grandes difficultés à articuler les mots « battre en retraite » en parlant de la flotte de l’Alliance.
« La Première Flotte est la seule force de l’Alliance assez solide pour arrêter les vaisseaux obscurs, déclara Geary non moins fougueusement. Si elle est détruite ou accuse de trop lourdes pertes, l’Alliance se retrouvera réduite à l’impuissance.
— Si les systèmes stellaires qui composent l’Alliance apprennent que, sous votre commandement, la Première Flotte a abandonné à son sort un système menacé par une force apparemment inférieure à la sienne, il ne restera plus aucune Alliance dont il faudrait s’inquiéter ! » Tanya le foudroya du regard. « Vous savez que c’est vrai ! Nous devons tenir le choc. Vous devez tenir le choc. Si Black Jack abandonne l’Alliance, l’Alliance est fichue ! »
Il soutint son regard, lut la certitude dans ses yeux et se rendit compte qu’elle avait raison. « C’est beaucoup exiger de moi.
— Je… Oui, en effet. » Elle secoua la tête. « Mais je n’y suis pour rien et je n’y peux rien changer. Je peux tout juste vous aider à gérer ça.
— C’est déjà beaucoup, convint Geary. Des idées ?
— Offrir une cible parfaite à leur charge puis refaire la même sottise. » Elle avait dû voir quelque chose en lui, car son expression se fit interrogative. « Quoi ?
— Je ne sais pas. Quelque chose me tracasse, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. » Il s’efforça de vaincre ses doutes et de se préparer à un combat que l’ennemi ne verrait pas venir avant trois heures. « Avoir déjoué l’embuscade qu’ils nous tendaient ici prouve au moins que nous pouvons les devancer aussi bien stratégiquement que tactiquement. »