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Geary avait de nouveau disposé sa flotte en trois formations : il s’agissait cette fois de trois losanges verticaux. Celui de tête était formé des neuf croiseurs de combat et les deux autres, légèrement en arrière, l’un en dessous et le second au-dessus, de neuf cuirassés chacun. Dix croiseurs lourds, dix légers et trente destroyers escortaient chaque formation de cuirassés, et les vingt et un croiseurs légers avec les cinquante-deux destroyers restants celle des croiseurs de combat.

Soit une formation de tête conçue pour des assauts rapides et deux formations d’arrière-garde destinées à porter l’estocade.

Si Tanya ne se trompait pas, et Geary avait la conviction qu’elle voyait juste, les vaisseaux obscurs chercheraient à éliminer d’abord sa formation de croiseurs de combat. « Nos croiseurs de combat serviront d’appât, et les deux formations de cuirassés seront les mâchoires de la tenaille. »

Elle lui sourit. « Là, c’est Black Jack qui parle.

— J’attends de voir comment eux se disposeront pour attaquer, ajouta-t-il. Ils ne maintiendront sûrement pas ce rectangle.

— Pas s’ils sont programmés pour singer Black Jack. Je parie que nous verrons trois sous-formations.

— Je fais ça souvent ?

— Et comment ! Mais c’est une bonne chose. S’ils vous voient faire ce à quoi ils s’attendent, ça raffermira encore leur confiance. »

Quelque part, ça sonnait faux. « Les vaisseaux obscurs ne sont pas capables de confiance. Pourquoi ne pas dire plutôt que ça confirmera les conclusions de leurs calculs ? »

Desjani secoua encore plus fermement la tête. « Écoutez, ce sont peut-être des machines, mais il y a des hommes derrière. Des hommes qui ont composé les codes, affiné les résultats, procédé aux essais et décidé des issues les plus favorables. Pour ce qui me concerne, ce sont ces hommes que nous combattons. Et j’ai bien l’intention de leur botter le cul.

— C’est assez juste. Et plus confortable que de se dire qu’on affronte des monstres, n’est-ce pas ? »

Elle sourit. « Il y a des chances ! Et ça raffermit ma confiance. Je peux exploser des concepteurs de logiciels sans même transpirer. »

Il la fixa d’un œil surpris. « Ça vous est déjà arrivé ?

— Non ! » Cette idée avait l’air de sincèrement l’offenser. « J’ai toujours soutenu les geeks, même quand j’étais petite. J’en faisais moi-même partie ! Et voyez comment ils m’en remercient. » Desjani désigna d’un geste les images des vaisseaux obscurs sur son écran.

« En créant des monstres. Ouais. » Cela étant, les paroles de Tanya lui avaient inspiré un moyen de démystifier les vaisseaux obscurs, que leur étrangeté et leur puissance rendaient impressionnants. Il tendit la main vers ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, repoussez l’état d’alerte de quelques heures. Repos ! Nous allons intercepter ces vaisseaux obscurs et engager le combat. Rappelez-vous en les affrontant que nous livrons avant tout bataille aux hommes qui les ont programmés. Geary, terminé. »

Il réfléchit longuement puis finit par appuyer sur la touche d’activation d’un canal interne. « Lieutenant Iger, veuillez informer les présumés “agents” détenus que nous allons engager le combat avec une force importante de vaisseaux obscurs. S’ils tiennent à augmenter leurs chances d’y survivre, ils auraient tout intérêt à commencer à vider leur sac.

— Je transmettrai, amiral, répondit Iger, l’air découragé, mais ça ne leur fera probablement aucun effet. Ces deux-là sont de coriaces traîne-savates. Je suis persuadé qu’ils mettraient un point d’honneur à mourir sans avoir rien divulgué.

— Même si ça devait se solder par un désastre pour l’Alliance, conclut Geary. Que les vivantes étoiles nous préservent des gens aveuglément persuadés d’être dans leur bon droit ! »

Dire à ses subordonnés de se reposer est une chose. Se reposer soi-même en est une autre.

Une fois qu’il eut quitté la passerelle, sa première halte fut pour sa propre cabine, où il composa un message en espérant que l’amiral Bloch se trouvait à bord d’un des vaisseaux obscurs et les contrôlait encore.

« Amiral Bloch, nous sommes tous deux du côté de l’Alliance. Les bâtiments que vous commandez sont une menace pour elle. Nous avons besoin de tous les vaisseaux de guerre disponibles pour affronter ce qui reste des Mondes syndiqués, surtout après ce qui s’est passé à Indras. Il nous faut aussi parer à la menace des Énigmas et, possiblement, à celle de ces extraterrestres que nous appelons les Bofs. Vous avez sans doute vu le cuirassé que nous leur avons capturé et que nous avons rebaptisé l’Invincible. Vous connaissez donc le niveau de leur dangerosité. Nous pouvons travailler ensemble à préserver, au lieu de les détruire, les moyens dont dispose l’Alliance pour se défendre. J’attends de votre part toute réponse qui nous permettrait de discuter de vos options et de la voie la plus propice à emprunter désormais. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Il ne s’attendait pas à ce que Bloch répondît. Mais peut-être s’y résoudrait-il. Peut-être pourraient-ils négocier une sorte d’arrangement qui désactiverait les vaisseaux obscurs assez longtemps pour permettre au gouvernement de reprendre leur contrôle.

Son message envoyé sous la forme d’une diffusion destinée aux vaisseaux obscurs, il tenta vainement de trouver le sommeil : son cerveau guettait irrationnellement une réponse qui ne pouvait lui parvenir que dans plusieurs heures au bas mot, compte tenu de la vitesse de propagation de la lumière, qui ne voyage qu’à un peu plus d’un milliard de kilomètres à l’heure, alors que des milliards de kilomètres séparaient encore son croiseur de combat des vaisseaux obscurs. Renonçant à lutter contre l’insomnie, il entreprit de déambuler dans les coursives de l’Indomptable pour sonder le moral de son équipage et apaiser ses propres nerfs. Il y a, à combattre un ennemi entièrement automatisé qu’aucun être vivant ne contrôle directement, quelque chose de très perturbant. Ce trouble n’a aucune base rationnelle. En quoi l’identité de ce qui cherche à vous tuer est-elle importante ? Et pourtant si. Quelque part en son for intérieur, Geary avait la conviction fermement ancrée qu’il fallait toujours que ce fût quelqu’un. Comme l’avait dit Tulev, quand on en vient plutôt à dire « Quelle est la chose qui a appuyé sur la détente ? », ça sonne faux.

Geary aperçut le chef Gioninni en train de discuter avec un jeune matelot un peu plus haut dans la coursive. Il savait à quoi devait ressembler la conversation, car la gestuelle des deux interlocuteurs laissait clairement deviner que le matelot avait fait une bêtise et que le chef lui expliquait en quoi c’en était une et pourquoi il ne devait pas la répéter.

Tous deux s’interrompirent pour se tourner vers lui et le saluer, le matelot pétrifié dans un « Fixe ! » réglementaire tandis que la correction du chef, elle, était celle d’un homme qui n’a même plus besoin d’y réfléchir pour bien s’en acquitter. « Tout est en ordre, chef ? demanda l’amiral.

— Aucun problème, amiral. J’étais seulement en train de prodiguer quelques instructions supplémentaires au matelot William T. Door, ici présent.

— J’espère qu’il saura apprécier cette chance, répondit Geary sans se départir de son sérieux. Combien de fois ai-je regretté qu’on ne m’ait pas expliqué comment j’aurais dû m’y prendre ! »

Toutefois, le matelot Door n’avait pas l’air d’apprécier sa bonne fortune à sa juste valeur.

Gioninni sourit. « Si vous êtes en quête d’un conseil, amiral…