— Et il ne reste plus que cinq minutes avant le contact. » Desjani prit une profonde inspiration. « Très bien, amiral. Votre adversaire a pris connaissance d’un compte rendu de vos décisions lors de votre plus récent combat. Comptez-vous réitérer la dernière tactique couronnée de succès parce que chacun sait que vous ne vous répétez jamais, ou bien allez-vous brouiller les pistes parce que vous partez du principe que l’ennemi se sera préparé à une redite ?
— Je vais brouiller les pistes, affirma Geary. Je ne présume jamais que l’ennemi fera ce que j’attends de lui.
— Une IA qui se référerait à vos tactiques ferait-elle de même ? »
Compte tenu du peu de temps qui lui restait avant le contact, les quelques secondes qu’il consacra à réfléchir à cette question lui parurent durer plusieurs minutes. « Une IA calculera des probabilités. Déterminera l’issue la plus probable et planifiera en conséquence. Et l’issue la plus probable est que je changerai de tactique parce que c’est ce que j’ai fait le plus fréquemment.
— Il nous faut donc verser dans le loufoque…
— Non, la coupa-t-il. Les vaisseaux obscurs disposent d’assez de forces pour couvrir cette option. Mon instinct me dit que nous devrions nous en tenir à notre projet.
— Deux minutes avant le contact », annonça le lieutenant Castries.
Geary enfonça ses touches de com. « Formation Tango Un, remontez d’un demi-degré à T cinquante-deux, virez d’un degré sur bâbord et accélérez à 0,15 c. Formation Tango Deux, remontez d’un degré à T cinquante-deux et virez de deux degrés sur bâbord. Formation Tango Trois, remontez d’un degré et demi à T cinquante-deux et virez de deux degrés sur bâbord.
— Une minute avant le contact. »
Une minute. Les vaisseaux de Geary, comme ceux de l’ennemi, filaient à 0,1 c, pour une vitesse de rapprochement combinée de 0,2 c. Soit un peu plus de trois millions de kilomètres et demi par minute. À une seconde du contact, l’ennemi serait encore à soixante mille kilomètres.
Il avait déjà fait pivoter ses formations : les trois losanges disposés un peu plus tôt perpendiculairement à leur trajectoire dans l’espace avaient basculé de manière à se retrouver pratiquement à l’horizontale, leur pointe dirigée vers la position où les deux forces entreraient au contact.
Geary sentit l’Indomptable altérer légèrement son vecteur en réaction aux commandes qu’il venait d’entrer, vit les autres bâtiments des trois formations de la Première Flotte entreprendre également de modifier d’un poil leur trajectoire pendant les toutes dernières secondes précédant le contact. Les vaisseaux obscurs feraient probablement de même en s’efforçant de prévoir ses manœuvres. Celui des deux qui devinerait le plus précisément ce que ferait l’autre se retrouverait en position de pilonner de toute sa puissance de feu une petite section de la force ennemie. Si tous deux se trompaient, les deux groupes se croiseraient sans doute si vite et à si grande distance qu’aucun ne ferait mouche. À moins qu’ils ne se télescopent, auquel cas tous deux seraient frappés, par tous les moyens qu’on aurait sous la main, lors d’un bain de sang d’une fraction de seconde.
Mais, si Geary avait vu juste, ses trois losanges aplatis passeraient en rapide succession au-dessus d’une section de la principale formation ennemie.
Les réflexes humains ne sont jamais assez vifs. Durant le dixième de seconde où les vaisseaux ennemis se trouvent à portée de tir les uns des autres, les systèmes automatisés de contrôle des tirs se chargent de faire feu. D’abord une salve de missiles, puis les lances de l’enfer déchirent l’espace, suivies quelques microsecondes plus tard par une rafale de mitraille lâchée sur le passage des bâtiments adverses.
Geary sentit l’Indomptable frémir en réponse à deux frappes alors même que son bâtiment s’arrachait à la passe de tir. Son écran se mit à clignoter de rapports d’avaries, le réseau de la flotte collectant et consolidant ceux de chacun de ses vaisseaux. Dans la foulée, les senseurs entreprirent de rapporter les dommages infligés aux vaisseaux obscurs qu’ils avaient pu détecter.
L’Indomptable et les deux autres croiseurs de combat de Tango Un n’avaient fait que bien peu de dégâts, car leur poussée d’accélération de dernière minute avait fait franchir à leur vélocité relative le seuil de 0,2 c, au-delà duquel les systèmes de contrôle des tirs ne sont plus capables de compenser correctement la distorsion causée par la relativité. Mais, comme Geary l’avait auguré, tous les vaisseaux obscurs assez proches de la trajectoire de ceux de l’Alliance avaient visé l’Indomptable, et eux aussi avaient raté leur cible. Quand on se croise à une vélocité supérieure à soixante mille kilomètres par seconde, la plus infime erreur dans les solutions de tir se traduit par un coup manqué de très loin.
« On a gaspillé nos munitions, grommela Desjani.
— Et votre poupe n’a essuyé aucun tir », la consola Geary en continuant d’étudier les rapports qui affluaient sur son écran.
Les deux formations de l’Alliance qui arrivaient derrière la sienne étaient passées juste au-dessus du même angle du corps principal des vaisseaux obscurs, et tous leurs bâtiments avaient concentré leur feu sur les deux cuirassés formant le pivot de cette partie de la formation ennemie. Les neuf premiers cuirassés de Tango Deux avaient infligé de terribles dommages à l’un d’eux, qui, en dépit de ses formidables boucliers, de son blindage massif et de sa puissance de feu, ne pouvait guère résister aux tirs conjoints de neuf cuirassés de l’Alliance. Le bâtiment ennemi bougeait encore, mais sa proue n’était plus que ruine et la plupart de ses armes HS.
Geary réprima un juron en constatant que la trajectoire de sa deuxième formation de cuirassés était passée un pouce trop loin de la formation ennemie qu’elle survolait. Les bâtiments de la dernière sous-formation de l’Alliance et les vaisseaux obscurs n’avaient échangé que quelques missiles au passage, et tous étaient lancés dans une vaine course poursuite après leur cible.
Destroyers, croiseurs légers et croiseurs lourds des deux forces avaient eux aussi essuyé des frappes. Des dizaines de vaisseaux de Geary, ainsi qu’un nombre conséquent d’escorteurs ennemis, avaient subi des dommages significatifs, mais, dans la mesure où, des deux côtés, on avait concentré ses tirs sur les cuirassés et les croiseurs de combat, aucun des petits bâtiments n’avait été détruit.
L’engagement n’était sans doute pas un désastre, mais il n’avait pas non plus infligé assez de dommages à l’ennemi. Loin s’en fallait.
« Ils coupent la poire en deux, déclara Desjani en consultant son écran. Ils partent du principe que vous allez attaquer cette formation de flanc, mais ils se protègent aussi contre une frappe d’une autre partie de leur formation. Pourquoi ne revenons-nous pas sur nos pas ? »
La question le sidéra. Pourquoi, en effet, n’avait-il pas déjà ordonné à sa flotte de négocier l’immense boucle qui la ramènerait sur les vaisseaux obscurs ? Au lieu de cela, les vaisseaux de l’Alliance filaient droit sur…
Le point de saut pour Varandal.
« Voyons voir s’ils nous pourchassent, laissa-t-il tomber.
— Mais… Bhavan…
— Capitaine Desjani, le rapport de forces ne joue pas en notre faveur. Si nous pouvions les inciter à nous poursuivre, à continuer de s’obnubiler sur la destruction de l’Indomptable, les défenses de Varandal nous aideraient à réduire leur nombre.
— Les vaisseaux obscurs reviennent sur nous », rapporta le lieutenant Yuon.