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Geary regarda les vaisseaux ennemis entreprendre le long virage exigé par les hautes vélocités auxquelles ils croisaient, les vit se stabiliser sur des vecteurs menant à une interception des siens et attendit qu’ils accélèrent pour lentement les rattraper…

« Pourquoi n’accélèrent-ils pas ? s’étonna Desjani au bout de quelques minutes. Ils font du surplace derrière nous. »

Geary ne répondit pas. Il examinait les représentations des formations ennemies : la trajectoire de la plus grande passait directement derrière ses vaisseaux, celle d’une des deux plus petites décrivait une parabole vers le haut et tribord tandis que l’autre plongeait vers le bas et bâbord. « Je ne ferais pas cela à leur place. Que fabriquent-ils ?

— Que je sois pendue si je le sais. » Desjani se massa le menton en louchant sur son écran. « À croire qu’ils cherchent à nous cornaquer, à nous obliger à regagner le point de saut pour Varandal. Est-ce cela qu’ils ont en tête ? S’efforcent-ils à présent de repousser ce qu’ils croient être une agression de Bhavan ?

— C’est possible », admit Geary. Il vérifia quelque chose sur son écran et une curieuse sensation s’empara de lui lorsqu’il vit la donnée s’afficher. « Ils ont perdu un peu d’élan dans leurs virages, mais ils n’ont pas tenté de le rattraper. Ils n’ont même pas accéléré jusqu’à 0,1 c, et encore moins cherché à filer plus vite pour se rapprocher de nous. Peut-être nous cornaquent-ils comme vous l’avez dit, toujours est-il qu’ils ne nous pourchassent assurément pas.

— En effet. » Elle fit la moue et secoua la tête. « Ils ne veulent pas que nous accélérions. Pourquoi tiendraient-ils à ce que nous ne prenions pas de la vitesse ?

— On dirait bien qu’ils souhaitent nous voir gagner le point de saut pour Varandal, dit Geary.

— Mais pas que nous l’atteignions trop vite. » Le regard de Desjani se reporta sur l’écran. « Que s’attendent-ils à voir débouler là-bas ?

— À ma place, j’attendrais des renforts. »

Tanya se mordit les lèvres, baissa les yeux et ricana. « Et il leur reste quatorze croiseurs de combat. Je dois leur reconnaître au moins ça. Ils avaient un plan B pour nous attirer à Bhavan. Leurs croiseurs de combat nous y auraient pourchassés si nous n’étions pas venus de notre plein gré.

— Pour traquer les nôtres ici, enchaîna Geary. Droit dans la gueule du loup. Et, maintenant, ils nous ont manipulés pour que nous foncions droit sur les croiseurs de combat qui vont émerger.

— Non. Non, objecta Desjani. Comment pourraient-ils synchroniser cela avec une telle précision ? Une autre force, transitant au moins par un système stellaire différent ? Comment peuvent-ils avoir la certitude qu’elle va se pointer ici dans un créneau aussi étroit ? Quelle est leur marge d’erreur, bon sang ?

— Commandant », l’interpella Castries. Geary et Desjani pivotèrent dans leur fauteuil pour se tourner vers elle. Castries ne s’effaroucha pas sous le regard de ses supérieurs, mais elle choisit manifestement ses mots avec soin. « Nos systèmes recourent à des hypothèses standard pour calculer les manœuvres. C’est un pourcentage du temps estimé, basé sur la présomption que la distance, les accélérations et décélérations sont toutes exactement telles qu’on les a calculées. Là-dessus, les systèmes de manœuvre ajoutent le facteur d’erreur standard dans l’équation.

— Oui, fit Desjani. Et où voulez-vous en venir ?

— Commandant, les vaisseaux obscurs doivent se servir des systèmes de manœuvre de l’Alliance, de sorte qu’ils partent des mêmes hypothèses standard que les nôtres. Nous savons qu’il ne s’agit que d’estimations. Nous nous en servons, mais sans nous attendre à ce que les chiffres de la marge d’erreur standard soient parfaitement exacts. »

Geary finit par comprendre. « Mais les IA, elles, les présumeront parfaitement exacts. Elles s’attendront à ce que les chiffres de la marge d’erreur vraisemblable soient certains. C’est pourquoi elles croient pouvoir planifier l’apparition de leur force de croiseurs de combat avant notre arrivée au point de saut pour Varandal. Capitaine Desjani, le rapport de forces ici nous était déjà défavorable. S’il nous faut en plus combattre les croiseurs de combat obscurs, la situation risque très vite de virer franchement au cauchemar. »

Il ne put qu’admirer la réaction de Tanya à ce retournement de la situation. « Varandal ? demanda-t-elle, renonçant à tenir la position à Bhavan.

— Oui. On gagne déjà le point de saut, on saute pour Varandal et on leur tend là-bas une embuscade, soutenus par tous les moyens défensifs dont dispose le système. Quand les vaisseaux obscurs émergeront à leur tour au point de saut, on les frappera durement. »

Les ordres requis pour altérer les vecteurs des trois sous-formations de la Première Flotte afin de les lancer sur une trajectoire directe vers le point de saut furent relativement simples. Calculer l’accélération convenable, compte tenu des dommages déjà infligés à nombre de ses bâtiments, fut un peu plus épineux. « À toutes les unités de la Première Flotte, accélérez à 0,15 c. Exécution immédiate. »

Les vaisseaux obscurs n’étaient plus qu’à quelques minutes-lumière derrière ceux de Geary. Il attendit de voir comment ils allaient réagir.

Quinze minutes après que les siens eurent commencé d’accélérer, il avait sa réponse.

« La formation ennemie freine légèrement, annonça le lieutenant Castries. Elle réduit la vélocité, ajouta-t-elle, l’air mystifiée.

— Ils veulent que nous ralentissions aussi. S’ils cherchent à nous influencer, la méthode est assez maladroite.

— C’est la seule qu’ils ont », fit remarquer Geary. Avoir deviné juste le laissait froid. En fait, il n’arrêtait pas d’observer le point de saut pour Varandal. « Les cuirassés obscurs eux-mêmes ne peuvent pas accélérer assez vite pour nous rattraper dans le temps qui leur est imparti, mais je parie qu’ils vont reprendre de la vitesse quand ils se seront rendu compte que nous ne ralentissons pas pour servir leurs plans.

— Il nous reste plus de onze heures de transit avant d’atteindre le point de saut, dit Desjani. Du moins si vous réduisez notre vélocité à 0,1 c pour le saut, régime que tous les vaisseaux endommagés pourront supporter. » Elle fixa son écran d’un œil noir. « Je regrette qu’on n’ait pas détruit au moins un de leurs cuirassés. Mais celui que nous avons fracassé est encore en mesure de tenir le rythme de sa formation. Vous savez, si ces croiseurs de combat émergent et que nous pouvons les frapper avec tous nos cuirassés… »

Geary secoua la tête. « Si je commandais ces vaisseaux obscurs, je ne chercherais pas à engager directement le combat contre autant de cuirassés. Je manœuvrerais pour frapper notre formation et ses croiseurs de combat, et, si j’en étais incapable, je lancerais de cuisantes passes de tir pour rogner les forces ennemies. Si nous jouons de bonheur et que les croiseurs de combat ennemis émergent avant que nous n’ayons sauté sans pouvoir éviter nos formations, nous les frapperons aussi durement que possible et nous poursuivrons notre chemin. »

Il se garda d’ajouter ce que tout le monde savait déjà : les croiseurs de combat obscurs pourraient alors frapper tout aussi durement l’Indomptable et leurs autres homologues de l’Alliance.

Onze heures. Il appela ses autres bâtiments pour leur annoncer ses intentions. Nul n’éleva de protestations contre cette « fuite », ce qui rendait amplement compte de l’influence qu’il avait acquise sur la flotte. À moins, peut-être, que ses commandants de vaisseau, ayant pris la mesure de la situation, n’eussent aucune envie de mourir en combattant des armes que l’Alliance elle-même avait forgées sauf s’ils avaient une bonne chance de vaincre. Chance qui n’existait pas à Bhavan.