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Son impression de dominer la situation perdura pendant encore vingt minutes.

« La formation des vaisseaux obscurs modifie ses vecteurs », annonça le lieutenant Yuon. Des alertes claironnaient sur tous les écrans.

« Où vont-ils ? demanda Desjani.

— Ils virent sur tribord comme s’ils avaient l’intention de s’enfoncer à l’intérieur du système, répondit Yuon. Je crois… Commandant, je crois qu’ils filent vers une interception de la principale planète habitée sur son orbite.

— Enfer ! » Geary se massa le front en s’efforçant de trier ses options. « Ils s’apprêtent à la bombarder.

— S’ils voulaient frapper la planète, ils auraient pu larguer leurs projectiles depuis leur position sans changer de cap, protesta Desjani.

— Pas s’ils veulent la survoler en orbite basse et la pilonner jusqu’à la transformer en un enfer invivable, dit Geary. Ils cherchent à me forcer à les réaffronter. On les a programmés dans la connaissance de toutes mes réactions au combat depuis que j’ai pris le commandement, de sorte qu’ils savent que Black Jack ne restera pas les bras croisés pendant qu’ils anéantiront la population de Bhavan ! »

Desjani secoua la tête. « Ce ne serait pas plutôt un bluff ? Nous estimons que les vaisseaux obscurs voient en Bhavan un système stellaire amical. Si nous continuons de filer vers le point de saut, ne vont-ils pas changer leur fusil d’épaule ?

— Non, répondit Geary. Je n’y crois pas.

— Pourquoi ?

— Regardez ce qu’ils ont fait à Indras et Atalia. Soit ils sont programmés pour se montrer impitoyables quand ils le jugent nécessaire, soit ils ont déraillé et justifient tout ce qu’ils entreprennent. Ils ont ciblé des capsules de survie, des populations civiles et même attaqué une installation appartenant manifestement à l’Alliance, telle que la station d’Ambaru. »

Desjani réfléchit un instant, le front plissé, puis elle détourna les yeux. « Sauf s’ils sont programmés comme Black Jack, mais, comme vous l’avez déjà remarqué, non seulement ils reproduisent vos propres décisions depuis que vous avez assumé le commandement, mais encore leur arrive-t-il parfois de se conduire comme le Black Jack que nous attendions avant votre véritable retour. »

Geary fixa son écran, l’estomac noué. « Le Black Jack qui vous dirait que tout ce que vous avez fait pendant la guerre était juste et qui vous aiderait même à faire davantage ?

— Celui-là même, convint Desjani. Je me demande comment j’aurais réagi à la situation avant votre réapparition. Vous vous souvenez de moi à l’époque, j’imagine ?

— Oui, commandant. L’officier qui m’a scandalisé en exprimant la déception qu’elle éprouvait à la perspective de renoncer à l’emploi de champs de nullité sur des planètes habitées.

— Ouais. Elle. Une chance qu’elle n’ait pas su ce qu’un portail de l’hypernet pouvait faire à un système stellaire ennemi, n’est-ce pas ? Si je me replonge dans cet état d’esprit, je sais que je tiens à ce que le commandant ennemi cherche à réengager le combat avec moi. Je sais qu’il protégera les planètes qu’il croit réellement menacées. S’il ne réagit pas à cette menace, c’est vraisemblablement parce qu’il ne me croit pas capable de l’exécuter. Si bien que je dois m’y résoudre et réduire ces planètes en ruine pour m’assurer que, la prochaine fois, il ne prendra pas ma menace pour du bluff.

— Je ne crois toujours pas l’amiral Bloch capable de bombarder une planète de l’Alliance. Mais j’ai observé les manœuvres de ces vaisseaux obscurs et je ne vois nulle part la patte de l’amiral Bloch. En outre, il n’a pas répondu à vos tentatives de communication. Personne, au demeurant. Ça ne ressemble pas à l’amiral, que notre mauvaise passe devrait faire exulter et qui adorerait demander à Black Jack de se rendre. Même s’il est présent, je ne le crois plus aux commandes de ces vaisseaux.

— Alors vous m’accordez que ce n’est pas un bluff ? Que la seule manière d’interdire aux vaisseaux obscurs d’éliminer toute vie humaine sur cette planète, c’est de réengager le combat ? »

Desjani n’hésita pas. « Oui, amiral. Je suis d’accord.

— Je m’aligne sur votre raisonnement, commandant, encore que j’aurais préféré que nous nous trompions tous les deux. Le docteur Nasr pense que les IA des vaisseaux obscurs ont probablement détourné leur programmation de manière à tout bonnement justifier leurs agissements. Il croit qu’il existe sans doute de strictes limitations à leur comportement, mais nous ignorons lesquelles. Au vu de ce qui s’est produit à Indras et Atalia, l’interdiction de bombarder des cibles civiles n’en fait plus partie. » Geary consulta de nouveau son écran des yeux. « Ils pourraient bien ne pas engager le combat dès que nous nous retournerons. Peut-être cherchent-ils à nous attirer aussi loin que possible des points de saut du système avant de fondre sur nous. C’est ce que je ferais si je voulais réduire les chances qu’a l’adversaire de s’échapper. Je lui donnerais ce qu’il veut et il regretterait ensuite de l’avoir obtenu. Cette fois, je vais m’en prendre à la plus proche des formations de flanc. » Il enfonça ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, virez de cinquante-quatre degrés sur tribord et de deux degrés vers le haut. Exécution immédiate. »

Pendant que ses trois losanges obtempéraient, Geary leur transmit d’autres instructions, ordonnant d’abord de pivoter de nouveau pour basculer cette fois vers l’avant, leur angle de tête désormais plus haut que l’angle arrière et toisant leur trajectoire, puis de se déployer afin que les croiseurs de combat prennent position à bâbord, la première formation de cuirassés à deux secondes-lumière sur tribord et la seconde deux secondes-lumière plus loin.

« Qu’est-ce que nous faisons exactement ? s’enquit Desjani, les yeux rivés à son écran.

— Je veux voir ce que ciblent les vaisseaux obscurs, répondit Geary.

— Les croiseurs de combat, bien sûr. Pour que nous ne puissions pas les distancer. Comme la fois d’avant.

— Pas s’ils s’attendent à voir nos cuirassés arriver dans leur dos. Auquel cas leur meilleure décision – celle que je prendrais – serait de concentrer tous leurs tirs sur une de nos formations de cuirassés et de lui infliger assez de dommages pour la rendre inopérante. »

Ils attendirent. Sur leurs vecteurs actuels, les bâtiments de Geary ne rattraperaient pas les vaisseaux obscurs avant des jours. Tous savaient que, si l’ennemi entendait bombarder la principale planète habitée de Bhavan, il en aurait amplement l’occasion. Mais personne n’en soufflait mot.

Même si les vaisseaux obscurs viraient dès à présent de bord pour adopter une trajectoire d’interception directe de la Première Flotte, il leur faudrait près d’une heure pour la rejoindre. S’ils attendaient encore, plusieurs heures s’écouleraient avant qu’il ne se passât quelque chose.

Depuis un moment, Geary ressentait le besoin de réfléchir sans avoir des yeux posés sur lui, mais la solitude de sa cabine lui semblait inadéquate. L’inspiration aussi lui manquait, et où pouvait-il la trouver ?

Il prit conscience qu’il connaissait effectivement une retraite propice et il se leva. « Vous savez quoi ? Il y a trop longtemps que je n’ai pas parlé à mes ancêtres, confia-t-il à Desjani.

— Saluez-les de ma part. »

Il prit le chemin du centre de l’Indomptable et des cabinets particuliers destinés au personnel qui aspirait à pratiquer un culte, quel qu’il soit. Les matelots le suivaient des yeux, de sorte qu’il savait que la nouvelle s’en répandrait. Il répugnait sans doute à rendre sa démarche aussi publique, mais ses ancêtres en comprendraient sûrement la nécessité.