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Dans une des petites chambres, Geary s’assit sur le dur banc de bois, alluma la chandelle posée devant lui et regarda danser sa flamme. Vous savez ce que je combats, médita-t-il. Dites-moi ce que je dois faire, s’il vous plaît. Je ne veux pas que d’autres gens meurent encore, surtout ceux qui sont sous mes ordres. Les vaisseaux obscurs ont sûrement des points faibles que je pourrais exploiter. Des points faibles qui compenseraient dans une certaine mesure leur supériorité. Je fais ce qui est juste, j’en ai d’ores et déjà l’assurance, mais j’accueillerais volontiers quelques confirmations supplémentaires.

Il ne sentit venir aucune réponse. Ses pensées refusaient de se cristalliser autour d’une image ou d’un souvenir qui aurait pu l’aider. Ça m’incombe donc, n’est-ce pas ? Encore ? Connaîtrai-je un jour un répit ? Qu’en est-il de ces hommes et de ces femmes que je commande ? N’en ont-ils pas déjà fait assez ? Qu’exigera-t-on encore d’eux ?

Toujours rien. Au bout de quelques minutes, Geary soupira et s’apprêta à moucher la chandelle.

Mais sa flamme donnait l’impression de danser de travers. Il poussa un grognement et souffla derechef, la manquant à nouveau. Ce n’est qu’à la troisième tentative résolue qu’il l’éteignit.

Il était à mi-chemin de la passerelle quand il se demanda s’il ne fallait pas y voir quelque message caché.

Deux heures plus tard, la lumière arrivant de la région du point de saut pour Varandal leur apporta la nouvelle à laquelle ils s’attendaient. « Douze croiseurs de combat, rapporta le lieutenant Castries. Escortés de quatorze croiseurs lourds et de vingt-cinq destroyers.

— Y a-t-il quelque indication de leur participation à la bataille de Varandal ? » s’enquit Geary. Il attendit la réponse, tendu.

Castries étudia son écran en se mordillant la lèvre puis secoua la tête. « Autant qu’on puisse le dire, tous sont intacts, amiral. Peut-être certains ont-ils été touchés là où nos senseurs n’ont pas accès, mais les chances pour que tous les dommages nous restent invisibles sont infimes.

— Roberto Duellos les aurait malmenés, affirma Desjani avec véhémence.

— Deux croiseurs de combat obscurs manquent à l’appel, fit observer Geary, en résistant à l’envie d’éprouver du soulagement.

— Deux combattants majeurs anéantis et pas la moindre marque sur les autres ? Ça ne semble pas plausible. Amiral, j’ai l’impression que ces vaisseaux obscurs ont traversé Varandal depuis le portail de l’hypernet et filé droit sur le point de saut pour Bhavan. À moins d’avoir été parfaitement positionné, le capitaine Duellos n’aurait pas pu réussir une interception dans ces conditions. »

C’était ce que Geary lui-même voulait croire. Il ne lui était donc que trop facile de se laisser convaincre, mais il ne pouvait guère mettre en doute la logique de Desjani. « J’espère que vous avez raison, Tanya.

— La nouvelle formation de vaisseaux obscurs a viré sur tribord après son émergence et s’est stabilisée sur un vecteur menant à une interception de notre trajectoire, amiral, déclara le lieutenant Yuon.

— Notre environnement est riche en cibles, commenta Desjani d’une voix joviale, s’attirant des regards incrédules puis des sourires du personnel de la passerelle. Pour une fois, je n’exigerai pas de l’Indomptable qu’il porte la majorité des estocades. Il y a pléthore de vaisseaux ennemis.

— Les croiseurs de combat obscurs accélèrent à 0,2 c, fit observer Geary. Il leur faudra un bon moment pour nous intercepter, même à ce régime, mais je m’attends à ce que leurs cuirassés se retournent enfin dès qu’ils auront reçu l’image de l’arrivée des renforts. »

Les bâtiments de Geary n’étaient plus qu’à huit minutes-lumière des cuirassés ennemis. Moins de vingt minutes après avoir repéré leurs croiseurs de combat, ceux-ci manœuvrèrent, non pas en faisant virer leur formation mais tout bonnement en pivotant sur place pour se tourner vers une trajectoire de rapide interception de la Première Flotte. Coupant complètement leur propulsion principale, ils commencèrent par freiner leur course vers la planète habitée puis accélérèrent à nouveau vers l’extérieur du système et les vaisseaux de Geary, dans une direction presque diamétralement opposée. La manœuvre consommait de nombreuses cellules d’énergie puisqu’elle exigeait de freiner tout d’abord leur élan avant de le reprendre en sens inverse. Effectuer plutôt un large virage aurait modifié la direction de cet élan et sans doute impliqué également le recours à une forte propulsion, mais en profitant partiellement de la vitesse déjà acquise, ce qui, en termes de carburant, était bien plus économique.

À mesure que les cuirassés ennemis manœuvraient, il devint de plus en plus évident qu’ils accéléraient vers une interception de la sous-formation de l’Alliance qui hébergeait ses croiseurs de combat, dont l’Indomptable.

« Ce ne sont pas seulement les croiseurs de combat qu’ils ont dans leur collimateur, dit lentement Desjani, qui commençait à comprendre. C’est vous.

— J’en viens à le suspecter, répondit Geary en s’efforçant de prendre avec nonchalance le fait d’être personnellement visé par une force de cette importance. Du point de vue tactique, c’est parfaitement sensé. Le commandant ennemi est habile, c’est donc une bonne idée de l’éliminer.

— Mais nous soupçonnons la flotte des vaisseaux obscurs d’avoir été construite en partie pour parer à toute menace que vous pourriez poser au gouvernement de l’Alliance, observa Desjani. Il ne s’agit pas de tactique. Sont-ils programmés pour s’en prendre à Black Jack ?

— Il n’est pas exclu qu’ils le soient dans certaines conditions, et peut-être ont-ils décidé, quand nous les avons vaincus à Atalia, voire simplement quand je les y ai défiés, que ces conditions étaient réunies. »

Desjani lui coula un regard en biais. « On pourrait s’en servir.

— Effectivement. » Que cela suffît à compenser la supériorité numérique et les plus grandes capacités des vaisseaux obscurs restait peu plausible, mais, pour l’heure, il était prêt à accepter tous les atouts disponibles.

Sept

Les trois formations en losange de Geary piquaient vers l’étoile. Devant elles et légèrement sur tribord croisaient les trois formations de cuirassés obscurs. Le rectangle de leur corps principal accélérait très vite sur sa trajectoire curviligne visant une interception directe de la formation de croiseurs de combat de Geary, tandis que les deux petites sous-formations de flanc s’en rapprochaient, tant et si bien qu’elles avaient quasiment fusionné en un seul long rectangle.

Les douze croiseurs de combat obscurs et leurs escorteurs se trouvaient encore à près d’une heure-lumière derrière la Première Flotte. Eux aussi, ainsi que les croiseurs lourds et les destroyers qui les accompagnaient, accéléraient à plein régime sur un vecteur qui finirait par la rattraper.

« Ils se fichent autant de brûler des cellules d’énergie que si personne n’en avait cure, hein ? » commenta le lieutenant Castries. Elle se rendit compte qu’elle avait parlé à haute voix et elle décocha un bref regard à Desjani. « Pardon, commandant.

— C’est exact, répondit Desjani. Pourquoi les vaisseaux obscurs manœuvrent-ils ainsi, d’après vous ? »

Castries hésita, le temps de passer au crible plusieurs explications possibles. « Selon la situation qu’ils affrontent, nos systèmes de manœuvre automatisés peuvent adopter divers profils, finit-elle par dire. Le profil Priorité au combat met l’accent sur la nécessité d’exécuter au plus vite les manœuvres sans tenir compte de la directive relative à la surconsommation des cellules d’énergie, parce qu’il vise avant tout à obtenir une victoire prompte et sans appel. Il semble que les vaisseaux obscurs opèrent sur ce profil par défaut, peut-être parce qu’ils voient en leur capacité à accélérer et à manœuvrer mieux que les nôtres un avantage décisif.