— Et… qui donc ? demanda Desjani, l’air de connaître déjà la réponse.
— Le chef Gioninni, commandant.
— Bien entendu. Prévenez les chefs Busek et Gioninni que je veux les entendre sur-le-champ. »
L’image de Tarrani disparut, remplacée quelques secondes plus tard par la silhouette lourdaude du chef Gioninni et celle, filiforme, du chef Busek. Desjani expliqua de nouveau ce qu’on comptait faire. « Les systèmes de manœuvre peuvent-ils y arriver ? »
Le chef Busek hocha la tête, réfléchit puis coula un regard vers Gioninni. « Je crois que la réponse est oui, commandant, mais j’aimerais avoir l’opinion du chef. »
Gioninni se fendit d’un sourire trahissant une sereine assurance. « Nous filons à 0,15 c, n’est-ce pas ? Et l’ennemi arrive bien sur nous à 0,05 ?
— C’est exact, chef, répondit Geary. Les vaisseaux obscurs ont réduit leur vélocité pour s’assurer qu’ils auraient de bonnes solutions de tir lors de l’engagement.
— Autant dire que nous les croiserons à une vitesse relative de 0,2 c. C’est très important, parce que la même cochonnerie relativiste qui perturbe nos systèmes de contrôle des tirs peut aussi déboussoler ceux de manœuvre. Mais 0,2 c est une vélocité avec laquelle on peut encore opérer. Nos systèmes y voient encore assez bien pour calculer avec une grande précision. Oui, commandant, nos systèmes de manœuvre y arriveront.
— En théorie ? insista Desjani.
— Eh bien, commandant, vous savez comment c’est. Il y a la théorie d’une part et l’univers réel de l’autre. Les systèmes de manœuvre peuvent calculer l’approche et l’ultime accélération des formations de cuirassés pour que tout se passe exactement comme vous le voulez. Mais ils ne peuvent pas dire si l’ennemi ne va pas réagir différemment, ni si la propulsion principale du cuirassé de tête d’une des formations n’aura pas un léger hoquet quand l’ordre lui sera donné d’accélérer, et ainsi de suite. Oui, nos systèmes en sont capables, mais on ne peut pas garantir à cent pour cent qu’une manœuvre de cette précision ne sera pas affectée par une quelconque friction.
— Il ne faudrait pas grand-chose, en effet, avança Busek. Mais ça devrait marcher.
— Vous parieriez votre peau là-dessus ? » demanda Desjani.
Busek hésita un instant puis opina.
Le chef Gioninni réfléchit en se grattant la tête. « Je ne suis pas franchement un flambeur, commandant…
— Pas franchement un flambeur, vous ? ironisa Desjani sans cacher son scepticisme.
— Non, m’dame, protesta le chef. Le flambe repose sur le hasard. On prend un risque sans être certain de gagner. Je ne joue jamais, commandant.
— Vous ne pariez que quand vous avez une certitude ? demanda Geary.
— Si l’on peut appeler ça parier, amiral. Je n’y peux rien si l’autre en face s’imagine qu’il a une chance de l’emporter dans la transaction. »
Desjani secoua la tête puis leva brièvement les yeux au ciel comme si elle quémandait du secours. « Vous regardez donc la manœuvre proposée comme une certitude, chef ? »
Gioninni n’hésita qu’une seconde de plus puis hocha vigoureusement la tête. « Presque, amiral. Je tenterais le coup. Mais je dois ajouter que, si quelque chose venait à interférer avec les systèmes automatisés, si quelqu’un s’avisait de leur donner un petit coup de pouce parce qu’il aurait décidé que l’approche des cuirassés n’était pas tout à fait correcte, alors tous les paris seraient suspendus. Il y a un tas de choses que les hommes font vraiment très bien, et même mieux que les systèmes automatisés, mais cette manœuvre exige un minutage à la fraction de seconde près qui dépasse un tantinet nos capacités.
— Merci. Nous garderons cela à l’esprit, chef. » Desjani congédia les deux sous-offs puis se tourna vers Geary. « Allons-y, amiral. »
Entrer les instructions dans les systèmes de manœuvre était presque trop simple. Les trois formations de Geary étaient ici, là et là, et croisaient sur telle et telle trajectoire. Il suffisait d’altérer leur vecteur de manière à les faire toutes passer simultanément par le même point d’interception avec les vaisseaux obscurs en approche ; de spécifier que celle de l’Indomptable prendrait provisoirement la tête jusqu’à la dernière seconde envisageable, où une poussée d’accélération conduirait les cuirassés à le devancer d’un peu moins d’une seconde.
Les systèmes ne retournèrent le problème que durant deux secondes avant de fournir les manœuvres requises.
Geary étudia les résultats puis quêta l’avis de Desjani d’un regard.
Celle-ci haussa les épaules. « Le chef Gioninni a raison. Pas touche à cette série de manœuvres. La solution m’a l’air parfaite, mais elle présente réellement une infime marge d’erreur.
— On n’y peut rien. Il faut frapper sévèrement les vaisseaux obscurs avant que leurs croiseurs de combat ne soient assez près pour nous accrocher. C’est peut-être notre seule chance de porter un coup fatal à leurs cuirassés. »
Il transmit les instructions à tous ses vaisseaux. « À toutes les unités de la Première Flotte, ici l’amiral Geary. Vous recevez en ce moment même des séries de manœuvres automatisées qui devront être exécutées avec la plus absolue précision. Aucune variation, aucune interférence n’est autorisée. N’intervenez pas. Capitaine Armus, capitaine Geary, ajouta-t-il, interpellant cette fois les commandants du Colosse et de l’Intrépide également responsables des deux formations de cuirassés, je compte sur vos bâtiments pour infliger des dommages dévastateurs à tous les vaisseaux obscurs que vous croiserez sur votre passage pendant que nous traverserons leur formation. Tandis que l’ennemi ciblera l’Indomptable et les unités qui l’accompagnent, vous devrez percer dans la formation ennemie un trou que nos croiseurs de combat exploiteront ensuite.
— Compris, répondit Jane Geary.
— Les cuirassés vont mener la charge ? demanda Armus, asticotant délibérément les commandants des croiseurs de combat, traditionnellement en première ligne.
— Affirmatif », répondit Geary. Derrière lui, Desjani fulminait.
« Nous serons contents de frayer un chemin à nos camarades des croiseurs de combat », conclut Armus. L’austère commandant de cuirassé ne souriait pas fréquemment, mais, là, il semblait avoir le plus grand mal à se l’interdire. « Entendu, amiral. »
Les systèmes automatisés entrèrent en action : tous les vaisseaux de la force de l’Alliance changèrent de trajectoire, certains accélérant en même temps. Les trois losanges de Geary se comprimèrent pour former des coins plus étroits dont les vecteurs convergeaient pour les faire promptement fusionner.
L’envie de transmettre des instructions, de s’immiscer directement dans les manœuvres démangeait l’amiral. Mais il est des moments où l’on peut intervenir et d’autres où il faut s’en abstenir et faire confiance au matériel que l’homme a laborieusement créé. « Nous y faisons rarement attention, n’est-ce pas ? » dit-il à Desjani.
Elle le fixa d’un œil inquisiteur puis hocha la tête. « Aux systèmes automatisés, voulez-vous dire ? À tout ce fourbi qui permet aux vaisseaux de continuer à fonctionner ?
— Ouais. Nous n’y prenons garde que quand ils se cassent ou tombent en panne. Autrement, ils sont juste là et c’est tout.