— C’est leur fonction, répondit-elle. Technologie invisible. Ça marche sans qu’on ait besoin de s’en soucier ni de maîtriser des commandes et des règles ésotériques. Évidemment, ça exige aussi beaucoup de soins et de tendresse, et, de temps en temps, un bon coup de pied au cul pour lui apprendre à marcher droit, mais c’est bien pour cela que nous avons à bord tous ces spécialistes qui pourvoient aux besoins des systèmes automatisés afin qu’ils permettent aux hommes de s’entretuer.
— Vous êtes une grande âme tellement romantique, déclara Geary en regardant défiler à toute vitesse les minutes du compte à rebours les séparant du contact avec l’ennemi. Je me demande comment les vaisseaux obscurs gèrent leur maintenance et leurs réparations.
— Ils doivent avoir des systèmes automatisés chargés de surveiller les systèmes automatisés. Et d’autres encore pour surveiller ceux qui les surveillent. Voire une quatrième couche pour surveiller le bon fonctionnement de la troisième. Pouvez-vous imaginer le coût et la complexité de tout cela ?
— Difficilement. » Geary ne quittait pas des yeux son écran, où les mouvements de chaque vaisseau de l’Alliance correspondaient exactement aux vecteurs qui lui avaient été assignés : deux cents vaisseaux de guerre dansant un ballet compliqué qui s’achèverait bientôt sur un brutal dénouement.
Bas les pattes. Maintenant qu’il avait tout réglé, ne lui restait plus qu’à regarder.
« Cinq minutes avant contact avec l’ennemi, annonça le lieutenant Castries en écho aux informations affichées sur l’écran de Geary.
— Très bien. » Desjani se carra dans son fauteuil comme si elle était détendue, mais le visage qu’elle lui présenta trahissait une certaine inquiétude. « À ce stade du combat, n’est-ce pas un dernier recours désespéré, amiral ? murmura-t-elle trop bas pour se faire entendre d’un autre que Geary.
— Nous devons les frapper fort cette fois, répéta-t-il.
— C’est ce qui devrait se produire, mais, même si le timing de nos cuirassés n’était décalé que d’une seule seconde, ni vous, ni moi ni personne à bord de l’Indomptable ne le saura jamais. Nous accuserons tant de frappes qu’il ne restera plus de nous qu’un nuage de poussière filant à vitesse grand V sur notre vecteur.
— Je sais. » Il n’avait été que trop souvent témoin de l’anéantissement de vaisseaux de guerre, et il savait aussi que Tanya en avait vu de plus nombreux encore périr au combat. « Si ça devait arriver, au moins partagerions-nous le même nuage de poussière.
— Wouah ! C’est cela que vous appelez romantique, amiral ?
— Je n’ai pas mieux à vous offrir pour le moment, commandant. »
Desjani sourit sans quitter des yeux son écran. « On se reverra de l’autre côté. » Puis, d’une voix plus forte, elle interpella ses lieutenants : « Je veux que chaque coup porte. Éliminez-moi autant de ces salopards sans âme que vous le pourrez.
— Prêts, commandant ! » répondirent-ils en chœur.
Geary sentit percer la tension mais aussi la détermination dans leurs voix. Il pouvait comprendre puisqu’il était lui-même en proie à ces émotions mitigées. Toute passe de tir est un pari. Si doués que soient les systèmes de manœuvre pour éviter les collisions, il n’en reste pas moins que l’erreur la plus infime peut se traduire par le télescopage de deux vaisseaux à des vélocités qui les réduisent instantanément en minuscules fragments. L’ennemi peut aussi décider de cibler spécialement votre vaisseau, un coup heureux peut frapper une zone critique, ou encore…
Certaines choses ne valent pas la peine qu’on s’en inquiète, surtout quand on n’y peut strictement rien.
Mais cette passe de tir était extrêmement risquée et chacun le savait.
« Une minute avant interception », rapporta le lieutenant Castries. Sa voix avait failli se fêler sur le premier mot, mais elle s’était raffermie sur la fin, haute et claire.
Les six formations convergeaient très vite. Celles de Geary visaient la position où se trouverait le centre du corps principal des vaisseaux obscurs, et celui-ci arrivait régulièrement sur les vaisseaux de l’Alliance, flanqué de ses deux formations plus petites qui se rapprochaient de lui.
« Dix secondes. » Cette fois, la voix de Castries était restée ferme. « Nous avons la confirmation que nos formations de cuirassés accélèrent. »
Geary ne sut pas s’il voyait réellement les cuirassés, croiseurs et destroyers de l’Alliance fondre vers le même point que l’Indomptable, les autres croiseurs de combat et leurs escorteurs. Il ne sut pas non plus s’il voyait la formation des vaisseaux obscurs apparaître brusquement devant lui, passant en un clin d’œil de petits points lumineux à bâtiments massifs. Peut-être imaginait-il ces images, à moins que son cerveau ne les forgeât de toutes pièces.
Il sentit se déchaîner les armes de l’Indomptable, sentit le croiseur de combat vibrer sous les frappes et, l’espace d’un instant, il attendit qu’une force irrésistible les broie, son vaisseau et lui-même.
Il mit quelques secondes à comprendre qu’ils avaient dépassé le point de contact. Il perçut quelques soupirs de soulagement, le personnel de la passerelle en prenant conscience à son tour.
« C’est bon, lâcha Desjani comme si ç’avait été la seule issue plausible. Rapport de situation, tout le monde ! »
Les vigies s’activèrent pour consolider les informations à son intention, tandis que Geary se penchait sur son écran en se demandant si la prise de risque en avait valu le coup.
Les trois sous-formations de l’Alliance avaient fusionné au cours des dernières secondes avant le contact avec les vaisseaux obscurs en une masse de bâtiments dont les mouvements, heureusement, avaient été coordonnés par les systèmes de manœuvre de la flotte. Mais cette masse avait piqué comme un bélier droit sur une autre masse, celle des vaisseaux obscurs. Seule la persistance de ces derniers à rester sur leurs vecteurs préétablis avait empêché toute collision.
Quand les cuirassés de l’Alliance avaient dépassé ses croiseurs de combat et pris sur eux une très courte tête d’avance, leur armement avait parlé : quatre-vingts formidables vaisseaux de guerre hérissés d’armes déchargeant tout ce qu’ils avaient dans le ventre sur l’ennemi qui s’apprêtait à pilonner l’Indomptable et les autres croiseurs de combat. Des missiles avaient jailli et, à peine lancés, frappé leur cible. Les faisceaux de particules des lances de l’enfer s’étaient déployés en une brillante et dévoreuse forêt d’énergie mortelle. La mitraille avait martelé quelques millisecondes plus tard des bâtiments aux boucliers et au blindage déjà affaiblis par les frappes précédentes. Et, quand les cuirassés étaient passés assez près de leur cible, les boules scintillantes des champs de nullité avaient percé des trous dans l’adversaire en dissolvant les liens qui maintiennent la cohésion des molécules et des atomes.
Pour voir tout cela, Geary avait dû ralentir de manière drastique la rediffusion de l’enregistrement du combat effectué par les senseurs de la flotte. La formation des croiseurs de combat de l’Alliance était arrivée sur les talons de ses cuirassés, mais, au lieu de traverser elle aussi un mur de feu, elle n’avait eu à affronter que les survivants du carnage. L’Indomptable et ses compagnons avaient tiré à leur tour, déchiquetant les bâtiments plus petits et ajoutant de nouveaux dommages à ceux déjà infligés aux vaisseaux obscurs sévèrement meurtris. « Nous avons accusé quelques frappes, déclara-t-il, tandis que son écran clignotait de rapports d’avaries en provenance d’autres unités. Mais nous avons infligé bien pire. »