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Il restait encore beaucoup de temps à l’amiral avant que les deux camps n’eussent laborieusement achevé leur large boucle, et il en profita pour disposer autrement ses formations : il conserva les trois mais transforma ses losanges en disques alignés sur leur trajectoire.

Il observa les mouvements des vaisseaux afin d’évaluer le moment idoine pour ses prochaines manœuvres : les courses projetées de ses formations et des vaisseaux obscurs décrivaient de larges paraboles, hormis celle de leurs croiseurs dont la courbe plus aplatie les menait vers le futur théâtre de la bataille. « À toutes les unités de la Première Flotte, réduisez la propulsion à quarante pour cent maximum à T trente-six. »

La propulsion des vaisseaux de l’Alliance, uniquement limitée par le stress que les bâtiments et leur équipage pouvaient supporter et la poussée que fournissaient leurs unités de propulsion principale (plus elle était forte et plus le virage était serré), les avait projetés jusque-là le long de la parabole, altérant la direction de leur mouvement. Même lorsque les tampons d’inertie des vaisseaux fonctionnaient à plein régime, les bâtiments et ceux qui se trouvaient à bord ressentaient une partie de la pression des forces qui s’exerçaient sur eux.

Les vaisseaux obscurs adoptant une nouvelle trajectoire d’interception, cette pression avait brusquement diminué, les unités de propulsion principale des vaisseaux de Geary s’activant désormais au ralenti sur ses ordres. De façon non moins abrupte, l’arc de leur virage s’était modifié, élargi, les dépêchant plus loin vers l’extérieur du système.

L’ennemi, qui visait la position où auraient dû se trouver un peu plus tard les vaisseaux de l’Alliance, filait sur un vecteur qui le conduirait juste sous leurs formations, dont les disques aplatis offriraient à presque tous leurs bâtiments de convenables solutions de tir. Dans l’idéal, si Geary avait correctement calculé son coup, la couche supérieure de la formation ennemie serait à portée de tir. Les vaisseaux de l’Alliance continueraient sans doute de croiser le long de la parabole projetée, mais leur proue, où se trouvaient leurs boucliers les plus puissants et la majorité de leurs armes, serait désormais braquée sur la position par où passerait l’ennemi.

Si cette passe de tir portait ses fruits, elle serait parfaite.

L’instant du contact arriva puis passa.

« Aucun engagement, rapporta le lieutenant Yuon d’une voix penaude, comme s’il était responsable du fiasco.

— Les vaisseaux obscurs ont cru que vous alliez de nouveau accélérer et resserrer notre virage, expliqua Desjani en étudiant l’enregistrement de la dernière rencontre. Ils ont cherché à compenser, nous sommes partis tous les deux dans des directions différentes et personne ne s’est trouvé à portée des armes de l’autre.

— J’avais songé à resserrer le virage, dit Geary. Ç’aurait pu marcher dans un sens comme dans l’autre. Essayons encore. » Il activa le canal général de la flotte. « À toutes les unités de la Première Flotte, pivotez de cent quarante degrés vers le haut et accélérez à 0,1 c. Exécution immédiate. »

Les vaisseaux de l’Alliance virèrent sur place puis rallumèrent leur propulsion principale à plein régime. Leur trajectoire recommença à s’incurver vers le haut pour repartir dans la direction opposée à celle de leur virage précédent et viser la position où les vaisseaux obscurs se retournaient eux aussi et manœuvraient pour une autre interception.

« Demandez à l’ingénierie de vérifier ça pour moi, ordonna Desjani à l’un de ses lieutenants. J’aimerais savoir ce qu’on peut me dire de la signature des propulsions principales des vaisseaux obscurs. »

La réponse lui vint dans la minute. « L’ingénierie a procédé à l’analyse, commandant. Leur signature est identique à celle des nôtres.

— Mais ils ont constamment manœuvré plus sec que nous, insista Desjani. Serait-ce parce que les capacités de leurs unités de propulsion principale sont supérieures aux nôtres ? Ou bien parce qu’ils les poussent plus fort ?

— Oui, commandant. Ils chauffent davantage et plus longuement leur propulsion principale pour obtenir une poussée plus forte.

— Merci. » Desjani se tourna vers Geary. « Ça peut nous servir ?

— Je n’en sais encore rien. » Geary désigna d’un geste les petites tuiles virtuelles qui, en suspension près de son fauteuil, rendaient compte du statut de tous ses vaisseaux et se réactualisaient à chaque modification. « Ils nous contraignent à manœuvrer plus rudement. Autant que ça nous est donné en tout cas. Je ne peux pas les laisser nous tourner indéfiniment autour.

— Ils brûlent plus vite leurs cellules d’énergie, mais ils nous contraignent à faire de même.

— Ouais. Et nous ignorons la capacité de leurs stocks. Leurs constructeurs les ont-ils conçus au même niveau que les nôtres ou ont-ils ajouté des réserves supplémentaires ? »

Desjani fit la grimace. « Un des agents que nous détenons doit le savoir. Que diriez-vous de les attacher à la proue de l’Indomptable avant notre prochain engagement ? Rien que pour les encourager à parler.

— On ne peut pas faire ça, Tanya.

— Je ne comptais pas les y laisser en manches de chemise, mais en combinaison de survie. Je me demande si le chatterton suffirait à les maintenir collés à la coque ? On le découvrirait.

— Toujours pas moyen. Mais je le regrette. »

Cette fois, les deux formations fonçaient vers une interception où elles se croiseraient à angle oblique dans leur virage. Geary affrontait de nouveau la même question : devait-il resserrer son virage ou réduire au contraire l’accélération pour l’élargir. Un dernier regard aux rapports d’avaries de certains de ses vaisseaux, dont en particulier le Téméraire et l’Incroyable, le convainquit de mettre plutôt la pédale douce avant le contact.

« Je devrais avoir pris l’habitude de ces longues attentes entre deux passes de tir, murmura-t-il en observant le long mouvement apparent des deux forces à travers l’immensité de l’espace.

— Moi toujours pas, fit remarquer Desjani. Et j’ai fait ça plus longtemps que vous, vieillard.

— Pardon ?

— Vieillard, amiral.

— C’est déjà mieux. » Il enfonça une touche de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, passez à quarante-quatre pour cent de la propulsion à T quatorze. »

Au cours des dernières secondes avant le contact, les vaisseaux de l’Alliance virèrent un peu plus largement sur l’aile en visant de nouveau la partie supérieure de la formation ennemie.

« Pas d’engagement, rapporta le lieutenant Yuon. Aucun vaisseau n’était à portée pendant la passe de tir.

— Bon sang ! lâcha Geary dans un souffle. Essayons autre chose. » Il fit de nouveau pivoter ses croiseurs de combat vers le haut avant de revenir sur leurs pas, tandis que ses deux formations de cuirassés s’éloignaient latéralement puis remontaient : les trois formations prenaient donc en fourchette la future trajectoire des vaisseaux obscurs, qui, eux aussi, revenaient sur les siens en une courbe ascendante.

Cette fois, il procéda à la dernière seconde à un virage sur tribord de ses croiseurs de combat, tandis que les deux formations de cuirassés plongeaient l’une vers l’autre pour chercher à prendre en tenaille une des sous-formations de flanc ennemie.

« Pas d’engagement. » Le lieutenant Yuon ne donnait plus l’impression de se sentir coupable mais mystifié.

Geary, lui, était furieux et frustré. Il vérifia le statut de ses vaisseaux puis transmit de nouveaux ordres. Une de ses formations de cuirassés vira largement sur tribord, l’autre sur bâbord, et les croiseurs de combat se retournèrent et foncèrent droit vers une interception des vaisseaux obscurs qui revenaient pour une nouvelle passe de tir.