« Si nous cherchons à freiner pour engager le combat avec les croiseurs de combat obscurs, ils se borneront à nous esquiver, tandis que notre vélocité réduite permettra aux cuirassés obscurs de nous rattraper plus vite », marmonna Geary, les mâchoires crispées de frustration.
Desjani secoua la tête avec contrition. « Je n’ai rien à vous proposer, amiral.
— Nous avons une petite chance, articula-t-il lentement pour permettre à ses pensées de se former. Pour l’instant, nous filons plus lentement qu’eux. Nous pouvons donc nous retourner sous leur nez ou au moins leur tirer la bourre puisqu’ils peuvent manœuvrer plus serré que nous dans les mêmes conditions.
— Ils disposent d’une supériorité numérique suffisante pour nous laminer dans n’importe quel engagement, fit remarquer Desjani.
— À condition de nous trouver à portée de tir. »
L’anxiété de Desjani vira à l’étonnement. « Parce que c’est nous, maintenant, qui allons éviter de nous approcher ?
— Oui. Je n’ai jamais recouru à cette tactique, elle va donc les prendre au dépourvu. » Elle surprendrait sans doute les vaisseaux obscurs la première fois, et peut-être aussi la deuxième. Mais, après…
Les croiseurs de combat obscurs passèrent à cinq secondes-lumière des formations de l’Alliance, bien trop loin pour engager le combat même si la vélocité relative n’avait pas été si élevée. Sur l’écran de Geary, la projection de leur trajectoire les montrait en train de freiner sec jusqu’au moment où ils eurent dépassé leurs propres cuirassés. Toutefois, Geary ne s’était pas attendu à cette manœuvre.
« La formation de croiseurs de combat obscurs se retourne », rapporta Yuon.
Leur trajectoire projetée, comme celles des destroyers et des croiseurs lourds qui les accompagnaient, s’infléchissait en effet vers le bas, tandis que leur propulsion principale s’activait toujours à plein régime. Sur l’écran de Geary, elle s’incurva de plus en plus pour dessiner un très large virage qui les ramènerait vers les formations de la Première Flotte.
Il n’ignorait pas que tout le monde attendait fébrilement sa réaction, de sorte qu’il enfonça ses touches de com. « Première Flotte, l’ennemi s’imagine que toutes nos options sont forcloses et que nous ne pouvons plus éviter de l’affronter à son avantage. J’ai l’intention de déjouer ses plans et de le contraindre à une série de manœuvres diverses jusqu’à ce que nous puissions prendre la haute main sur lui et le frapper. Que chacun fasse de son mieux ! En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
La tension qui régnait sur la passerelle s’allégea spectaculairement. La même chose devait se produire sur tous les vaisseaux de l’Alliance, imagina-t-il. Les spatiaux de la flotte se fiaient à lui, lui faisaient confiance, l’avaient vu triompher de l’adversité à de multiples reprises. Ils ne doutaient pas une seconde qu’il pût recommencer.
Ce même doute l’agitait, pourtant il refusait de l’admettre, refusait d’y céder, ne pouvait pas lui permettre de le distraire de ses efforts pour renverser l’issue de la bataille.
Nouvel appel, celui-ci adressé à un seul bâtiment. « Capitaine Ulrickson, où en sont vos réparations ? »
Le commandant du Téméraire semblait avoir pris plusieurs années depuis leur dernière conversation. « Nous serons bientôt prêts à manœuvrer avec la flotte, affirma-t-il.
— Très bien. » Nul besoin d’expliquer à Ulrickson ce qu’il adviendrait si son vaisseau n’était pas prêt à suivre. Il en connaissait déjà les conséquences. Ni son équipage ni lui n’avaient besoin d’être davantage motivés.
L’Incroyable avait réussi à dépanner sa propulsion principale, mais d’autres bâtiments s’efforçaient encore de procéder à temps aux réparations de leurs avaries.
Les vaisseaux obscurs se rapprochaient des formations de Geary : les cuirassés arrivaient juste derrière elles et les croiseurs de combat remontaient sur elles au terme d’une longue boucle.
« Je dois manœuvrer dans cinq minutes, souffla-t-il à Desjani.
— Le Téméraire sait ce qui va se passer, répondit-elle dans un murmure. Nous avons tous vécu souvent cette situation. Ceux qui y ont survécu, je veux dire.
— Ça ne me rend pas le travail plus facile.
— Il n’est pas censé l’être. Félicitez-vous de n’être pas sur le Téméraire.
— Une minute ! » Il avait trois formations. Les vaisseaux obscurs regardaient l’Indomptable comme leur cible prioritaire. Les pousser de nouveau à dédaigner les autres menaces ne serait sans doute pas une tâche aisée, mais, jusque-là, ils avaient pris le pli de concentrer leurs tirs sur les cibles qu’ils élisaient. « Je peux essayer quelque chose. »
Ses mains volèrent sur son écran pour simuler des options et les exclure tour à tour. « Je dois faire croire aux vaisseaux obscurs que je me suis planté et que je leur laisse une ouverture. »
Il transmit des instructions. Tango Trois, la formation du Téméraire, pivota pour pointer vers le bas et présenter la proue de ses vaisseaux à l’ennemi en approche, et entreprit de modérer leur vélocité. Le Téméraire fut en mesure de la suivre tandis qu’elle se glissait sous la trajectoire des cuirassés obscurs.
Tango Deux, l’autre formation de cuirassés de la Première Flotte, pointa la proue de ses bâtiments en surplomb des cuirassés obscurs en approche et commença à freiner légèrement tout en s’élevant au-dessus de la trajectoire projetée de l’ennemi.
Simultanément, Tango Un, la formation de l’Indomptable et des autres croiseurs de combat, se lança vers le haut dans une longue boucle qui la ramènerait derrière les cuirassés obscurs sur leur trajectoire projetée.
« Amiral… ! » Castries avait l’air horrifiée.
Desjani la coupa d’un geste. « Je crois que l’amiral Geary sait très exactement ce qui vous chiffonne.
— C’est exact, confirma l’amiral. Je l’ai fait sciemment. »
La situation qui avait poussé un lieutenant à vouloir expliquer à son amiral qu’il s’était fourvoyé crevait les yeux. Les mouvements des deux formations, en faisant remonter Tango Deux au-dessus de sa trajectoire préalable et en faisant encore grimper plus vite Tango Un au-dessus et par-delà Tango Deux, les alignaient sur le même arc de cercle.
« Je veux que les vaisseaux obscurs constatent mon “erreur”, expliqua Geary à Castries. L’occasion leur semblera idéale pour adopter une trajectoire parabolique vers le haut qui leur permettra de frapper d’abord les cuirassés de Tango Deux puis de poursuivre leur route pour pilonner les croiseurs de combat de Tango Un.
— Vous leur agitez un appât sous le nez, dit Castries, qui commençait à comprendre. Pour qu’ils ne s’en prennent pas à Tango Trois et au Téméraire.
— Allons-nous chercher à les frapper ? demanda Desjani, que ça démangeait manifestement.
— Non. Le rapport de forces serait épouvantable. Nous allons leur faire goûter leur propre médecine. Un traitement qu’ils ne pourront pas anticiper parce que, contrairement aux soupçons du commandant de son propre vaisseau pavillon, l’amiral Geary n’a jamais cherché à éviter totalement le contact avec l’ennemi lors d’une passe de tir.
— Ouch ! tiqua Desjani. Je l’ai bien mérité. Mais nous ne pouvons pas l’emporter en nous contentant de les esquiver.