— J’en ai déjà pris six de suite, intervint Desjani en s’en plaquant elle-même un au bras. Je ne vous le recommande pas. La descente est infernale. »
Seize heures ! Geary s’appliqua son patch puis se concentra de nouveau sur la situation. Les batailles spatiales pouvaient sans doute durer très longtemps mais elles exigeaient rarement de très longues périodes d’action ininterrompue. Le large rayon des manœuvres, entre autres, permettait de s’accorder le temps d’un somme roboratif entre deux passes de tir.
Mais, contre les vaisseaux obscurs, ce moment de repos avait été consacré à une interminable succession d’attaques, de contre-attaques, de feintes et de manœuvres évasives. Des successions de manœuvres rapides sans interruption, qui épuisaient impitoyablement vaisseaux et équipages.
Pris d’une subite inquiétude, Geary afficha les données sur le niveau des cellules d’énergie de ses vaisseaux. « La plupart des destroyers ne sont plus qu’à trente pour cent de leurs réserves, apprit-il à Desjani.
— Rien d’étonnant, grommela-t-elle. Nous n’arrêtons pas de promener la flotte dans tous les sens. »
Cela étant, les vaisseaux obscurs s’étaient démenés encore plus durement.
Geary, qui, à un moment donné, s’était résolu à ne plus lutter que pour s’éviter une débâcle trop amère, entraperçut brusquement une faible lueur d’espoir. Les vaisseaux obscurs avaient décidément été programmés pour certaines tactiques. Les siennes, plus précisément. Et le lieutenant Castries avait fait la remarque qu’ils avaient l’air de se conformer au profil Priorité au combat dans leurs solutions de manœuvre.
Leur avait-on aussi inculqué des inquiétudes d’ordre logistique ?
Ils avaient frappé Indras puis épuisé sur Atalia toutes leurs réserves de projectiles cinétiques, sans rien en conserver en cas d’urgence. C’était le signe flagrant d’un manque de vigilance quant à l’aspect purement logistique du réapprovisionnement en munitions. N’auraient-ils pas aussi négligé d’autres aspects de la logistique ?
Et, quand le docteur Nasr évoquait les conséquences qu’aurait probablement sur leurs IA le fait de se heurter à des contraintes strictes qu’elles n’auraient pas préalablement contournées en les rationalisant, n’avait-il pas raison ?
Geary réussirait-il à esquiver un combat décisif assez longtemps pour le découvrir ?
Il se remit lugubrement à l’ouvrage, esquivant chaque nouvelle charge des vaisseaux obscurs et lançant contre eux des assauts qui faisaient toujours chou blanc. Une passe de tir… Une autre… Six formations comprenant des centaines de vaisseaux de guerre se tortillant et tournoyant les unes autour des autres dans l’immensité de l’espace, chacune cherchant à exploiter l’ouverture d’une fraction de seconde qui lui donnerait l’avantage et lui permettrait d’infliger des dommages critiques à l’ennemi.
Ses commandants et ses matelots continuaient de se plier à ses ordres, de se persuader qu’il finirait par trouver un moyen de s’en tirer, alors que Geary priait pour que ses vaisseaux et lui-même tinssent le coup assez longtemps.
Le moment qu’il redoutait finit par arriver au terme de près de vingt heures de manœuvres agressives ininterrompues.
Tango Deux avait été contrainte de réduire presque entièrement sa vélocité pour esquiver la passe de tir d’une formation ennemie. Ses vaisseaux pointaient à présent vers le haut, leur propulsion principale réactivée à plein régime pour tenter de reprendre de la vitesse, tandis que Geary s’efforçait de rameuter les deux autres formations de la Première Flotte à son secours.
Mais les croiseurs de combat obscurs, comme leur formation de cuirassés, avaient pris conscience de l’aubaine et eux aussi poussaient à présent leur propulsion principale au maximum ; or Tango Deux ne disposait tout bonnement pas d’assez d’élan pour esquiver leur charge, et elle n’avait pas non plus le temps de gagner de la vélocité.
Le capitaine Jane Geary appela de l’Intrépide, l’air d’affronter sa dernière heure. « Nous le leur ferons payer cher, amiral. Vengez-nous.
— Promis. » Il avait probablement déjà perdu Michael, son petit-neveu, et maintenant Jane allait mourir aussi. Les deux petits-enfants de son défunt frère auraient péri à cause des décisions qu’il avait prises. Parce qu’ils étaient des Geary, contraints de marcher sur les brisées de Black Jack.
« Les croiseurs de combat obscurs continuent de se retourner, rapporta le lieutenant Castries, perplexe.
— Vérifiez, ordonna Desjani.
— Ils ont dépassé la position à laquelle ils auraient dû coller à leur vecteur pour frapper Tango Deux, commandant. »
Geary et Desjani se redressèrent brusquement, le regard braqué sur leur écran et les icônes des croiseurs de combat obscurs.
« Que fabriquent-ils donc ? s’interrogea Desjani, incrédule.
— Ils divergent encore, commandant, reprit Castries, non moins déroutée que son commandant. Tout comme leurs cuirassés. Eux aussi ont quitté leur trajectoire vers Tango Deux.
— Leur troisième formation également, ajouta Geary. Regardez !
— Où vont-ils ? demanda Desjani. Dites-moi où ils vont ! »
Ses lieutenants échangèrent des regards désarmés.
« Ils se stabilisent finalement, déclara Geary. Où est ce… Où ce vecteur mène-t-il ?
— Loin de nos formations, affirma Desjani. Pourquoi passeraient-ils vingt heures à tenter de nous éliminer pour ensuite déguerpir brusquement ? L’amiral Bloch aurait-il repris en partie leur contrôle ? Une sous-routine de leur logiciel se serait-elle activée pour leur ordonner de cesser de nous combattre ?
— C’est une question logicielle, je crois, dit Geary. Quelque chose qu’ils n’avaient pas vu venir.
— Les trois formations de vaisseaux obscurs se stabilisent sur des vecteurs les menant au point de saut pour Montan, commandant, rapporta Castries.
— Montan. » Desjani fixait son écran comme si elle pouvait y trouver une explication à l’inexplicable. « Qu’iraient-ils chercher à Montan ?
— C’est le point de saut le plus proche de notre position dans ce système, fit remarquer Castries. Outre cela, commandant, le principal attrait de Montan est son portail de l’hypernet. Montan était un système de repli au cas où Varandal serait tombé aux mains des Syndics, de sorte qu’on y a installé un portail permettant la prompte relève de ses forces défensives.
— Un portail de l’hypernet ? » Desjani tourna vers Geary un regard perplexe. « Ils regagnent leur base ? Ou bien fuient-ils ?
— Ça y ressemble », laissa tomber l’amiral. Il luttait contre une immense lassitude, se refusant à admettre que ses espoirs s’étaient vraiment concrétisés.
« Si vous voulez bien me permettre, amiral, pour quelqu’un qui prétend n’avoir aucun lien de connivence avec les vivantes étoiles, c’est fichtrement miraculeux.
— Il n’y a rien de miraculeux là-dedans. La programmation des vaisseaux obscurs est d’ordre tactique, pas logistique. Vous avez tous été témoins de la brutalité de leurs manœuvres. Elles ont consommé leurs cellules d’énergie à un rythme accéléré. Regardez le niveau des nôtres. De celles de nos destroyers. »
Desjani consulta ses données. « Il est au plus bas. Quinze pour cent en moyenne. Rien d’étonnant après toutes ces pirouettes à poussée maximale pendant vingt heures. Selon vous, ils rompraient le combat parce qu’ils sont à sec ?
— J’en ai la certitude, triompha-t-il, incapable, à la vue des vaisseaux obscurs continuant de piquer vers le point de saut pour Montan, d’empêcher son soulagement de percer dans sa voix. Certains de leurs bâtiments, probablement tous leurs destroyers, ne disposent plus que de dix pour cent de leurs réserves de cellules d’énergie. Que dit le règlement de la flotte à cet égard ?