— Toute formation de vaisseaux militaires dont le niveau des réserves de cellules d’énergie sera descendu au-dessous du seuil de dix pour cent devra rompre le combat et rentrer s’approvisionner, cita le lieutenant Yuon, qui venait sans doute d’étudier ces articles du règlement dans le cadre de sa promotion au sein de la flotte.
— Sans exception, n’est-ce pas ?
— Sans exception.
— Pourquoi diable prêteraient-ils attention à ce règlement ? objecta Desjani. Ils ont éliminé toute navigation spatiale dans ce système, ils ont agressé Ambaru, bombardé Atalia et nous ont attaqués. Pourquoi se plieraient-ils au règlement de la flotte relatif au niveau des cellules d’énergie ?
— Le docteur Nasr prétend que les vaisseaux obscurs fonctionnent sur deux modes logiques. Un premier ensemble d’instructions très strictes, qui leur inculquent ce qu’ils doivent faire et ne pas faire, et une programmation plus souple conçue pour leur faire singer le raisonnement humain. Cette dernière flexibilité pourrait fort bien les avoir autorisés à outrepasser, par la rationalisation, les limitations auxquelles ils se heurtaient par le passé. Mais le docteur Nasr affirme aussi que, s’il leur arrivait de tomber sur une nouvelle interdiction comminatoire, elle leur poserait un problème puisqu’ils n’auraient pas encore trouvé le moyen de justifier leur insubordination. Il leur faudrait alors se plier à cette instruction stricte jusqu’à ce qu’ils aient appris à la contourner.
— Nos ancêtres nous gardent ! s’exclama Desjani. Ils nous ont peut-être d’ailleurs sauvés, j’imagine !
— Ce sont eux qui me l’ont appris, éructa Geary, trop fatigué et excité pour dissimuler davantage. Avec la flamme d’une chandelle. Esquive toujours. Ne te laisse pas prendre.
— Je ne cesse de vous exhorter à les écouter. Ainsi, vous aviez compris que les vaisseaux obscurs brûlaient leur carburant beaucoup plus vite que nous et vous espériez qu’ils seraient les premiers à sec et que le docteur Nasr ne se trompait pas ?
— Plus ou moins, ouais. »
Elle le fixa sans mot dire puis éclata de rire. « Nous devons donc ce miracle au règlement de la flotte. Je n’arriverai jamais à surmonter ça.
— Il faut bien que le règlement de la flotte serve à quelque chose. Je suis prêt à accepter tous les miracles, quelle que soit la forme qu’ils revêtent. » Geary contempla longuement son écran. Il avait encore du mal à se pénétrer de l’idée que sa flotte ne serait pas détruite à Bhavan. « Dépêcher quelques vaisseaux à leurs trousses pour les filer jusqu’à leur base serait assez tentant.
— Mais ?
— Mais les vaisseaux obscurs s’en rendraient compte. Il ne leur serait que trop facile de nous tendre une embuscade à Montan. Je ne peux pas prendre ce risque.
— Demandez des volontaires…
— Non, la coupa-t-il. Si disposés qu’ils soient à remplir cette mission, je n’enverrai pas des gens à leur mort. D’ailleurs, tous nos vaisseaux commencent eux aussi à manquer de carburant. » Geary ferma les yeux en soupirant, permettant enfin à la réalité de s’imposer à lui et à ses nerfs de se détendre. « Nous avons sauvé Bhavan. Nous suivrons les vaisseaux obscurs de loin jusqu’à ce qu’ils aient sauté pour Montan, puis nous rentrerons à Varandal.
— Et s’ils réussissaient à contourner le règlement relatif aux cellules d’énergie avant de sauter ? demanda Desjani.
— En ce cas, nous serions beaucoup mieux positionnés pour engager de nouveau le combat, d’autant que le niveau de leurs réserves continuera de baisser. S’ils se retournent pour nous combattre avec un carburant pratiquement épuisé, ce sera sans doute pour nous l’issue la plus heureuse.
— Espérons-le. Si leurs réacteurs s’éteignaient, les vaisseaux obscurs eux-mêmes se retrouveraient impuissants. »
Mais ceux-ci échouèrent manifestement à surmonter à temps leur obéissance aveugle au règlement de la flotte puisqu’ils sautèrent pour Montan une demi-journée plus tard. Geary ramena à Varandal sa flotte malmenée, sans se donner la peine de répondre aux questions qui affluaient à présent de Bhavan, lui demandaient si la menace était passée et à quoi il fallait s’attendre désormais. Il n’avait pas la réponse.
« On dirait que ç’a tourné à l’aigre à Bhavan. » L’amiral Timbal se fendit d’une grimace maussade. « Nous avons vu ces croiseurs de combat obscurs surgir du portail de l’hypernet et piquer vers le point de saut pour Bhavan, mais nous ne disposions que de quelques destroyers et d’un seul croiseur assez proches d’eux pour les intercepter. Peu enclin à sacrifier d’autres bâtiments dans un combat perdu d’avance, je leur ai ordonné d’éviter le contact. Votre capitaine Duellos était très contrarié, mais lui-même, avec deux de ses croiseurs de combat toujours à quai, ne pouvait guère se lancer à leurs trousses.
— Nous avons survécu », répondit Geary, laconique. Il se trouvait dans sa cabine à bord de l’Indomptable, où il passait en revue les dommages infligés à ses vaisseaux pendant la longue bataille de Bhavan, tout en se demandant si le capitaine Smyth saurait trouver les fonds nécessaires à l’acquisition de si nombreuses cellules d’énergie. « Ce qui, comparé à ce qui aurait pu se produire, est déjà une victoire en soi, poursuivit-il sans rien chercher à cacher.
— Eh bien, nul ne peut vaincre Black Jack, n’est-ce pas ? avança l’image de son homologue.
— Il a bien failli se faire battre à Bhavan, répondit Geary. On a visiblement construit ces vaisseaux obscurs pour triompher de moi, et, pour une fois, on n’a que trop bien réussi à trouver l’arme fatale.
— Vous trouverez un moyen, affirma Timbal. Les vivantes étoiles ne vous auraient pas placé devant un tel défi si elles ne vous avaient pas cru capable de le surmonter.
— Si c’est vrai, j’aimerais assez que les vivantes étoiles aient un peu moins confiance en moi. » Tout le monde dit à peu près la même chose : Black Jack trouvera sûrement un moyen de vaincre les vaisseaux obscurs. Mais Black Jack ne trouve strictement rien. Ce qui est sûr et certain, c’est que je ne pourrai pas les battre en combat loyal avec ce que j’ai sous la main.
Timbal sourit, l’air de se demander si Geary blaguait, puis afficha une mine résignée. « À propos du gouvernement, je tenais à vous prévenir. L’ordre de réaffectation du Tsunami, du Typhon et du Haboob est arrivé.
— Et pourquoi pas aussi le Mistral ? Pourquoi ne me laisser qu’un seul transport d’assaut ? » Non pas, d’ailleurs, que les transports d’assaut fussent bien utiles contre les vaisseaux obscurs, mais ces derniers transferts lui faisaient l’effet d’ajouter l’insulte à l’affront.
« Aucune idée », répondit Timbal.
Geary marqua une pause pour vérifier le statut du Mistral dans la base de données de la flotte. Il n’était pas en aussi bon état que ses autres transports d’assaut. Il semblait n’y avoir aucune raison à ce qu’on le laissât à Varandal quand toute sa division était réaffectée à une autre mission. « Savez-vous où partent les trois autres ?
— Vers Unité.
— Unité ? » Geary dévisagea Timbal. « Pour y faire quoi ?
— Force d’évacuation en cas d’urgence éventuelle, expliqua Timbal. C’est ce que disent les ordres.
— D’évac… ? » Geary secoua la tête et s’efforça de répondre calmement. « Ils commencent à prendre les vaisseaux obscurs au sérieux ? C’est le signe manifeste que le gouvernement en a perdu le contrôle et qu’il redoute une agression prochaine. Le QG de la flotte a dû faire savoir au gouvernement que tous les transports d’assaut de la flotte réunis ne suffiraient pas à embarquer l’ensemble de la population d’Unité.