Geary étudia la carte, intrigué. « Ça ressemble au contour en pointillé d’une sphère grossière, n’est-ce pas ? Pourquoi les Danseurs auraient-ils fait un si grand détour ?
— J’en ai conclu qu’ils avaient dû chercher à nous transmettre une espèce de message, dit Charban. Mais lequel ?
— Quel message pourrait bien communiquer une forme grossièrement sphérique ? Les noms des systèmes qu’ils ont visités forment-ils une phrase intelligible ?
— Non, répondit Charban. Il me semble qu’écrire un message codé à partir des noms que l’humanité a donnés à ces systèmes serait un expédient un peu trop subtil et alambiqué, même pour les Danseurs. L’idée m’est venue ensuite que le message n’était pas dans la forme de la sphère mais dans ce qu’elle contenait.
— Ce qu’elle contenait ? » Geary se pencha. La région de l’espace incluse dans la sphère grossière décrite par le périple des Danseurs comprenait quelques étoiles où la présence humaine était rare ou nulle, si bien qu’aucune raison particulière n’incitait à les visiter. « Il n’y a strictement rien là-bas.
— Et ceci ? demanda Charban en pointant l’index. Nos systèmes ne peuvent pas m’en dire grand-chose. »
Geary regarda de plus près. « Vous montrez un système binaire rapproché. Rien d’étonnant à ce que nous n’ayons que peu de données sur lui. Il n’a rien de remarquable.
— Pourquoi ? » demanda Charban. Il se pencha sur la table basse qui les séparait et frôla l’image de l’étoile double du bout de l’index. « Les systèmes de l’Indomptable pourraient-ils m’en apprendre davantage sur lui que ce que j’ai pu trouver par ailleurs ? »
Geary secoua la tête, le front plissé de perplexité. « Probablement pas, mais, puisque l’Indomptable est le vaisseau amiral, il se pourrait que nous disposions de dossiers complémentaires. Nous savons qu’il s’agit d’un système binaire rapproché, avec deux étoiles orbitant l’une autour de l’autre. Voyons si l’on a déjà procédé à des observations à longue distance de ce système stellaire. » Il afficha les données. « Oui. On l’a observé depuis d’autres systèmes. Ce n’est sans doute pas la méthode d’observation la plus précise, mais elle permet au moins d’enregistrer les gros objets. Ce système contient six planètes à l’orbite excentrique ; la plupart sont sans doute des astres errants capturés par les deux étoiles quand elles sont passées trop près. Nous n’en savons pas plus.
— C’est ce que j’avais déjà appris », déclara Charban. Il acquiesçait de la tête mais n’en semblait pas moins toujours aussi déconcerté. « C’est tout ce que nous en savons ? Personne n’y est jamais allé ? Pourquoi les Danseurs ne sauteraient-ils pas vers ce système s’ils s’y intéressaient ?
— Vous ne le savez pas ? » Geary dévisagea Charban avec stupéfaction. Mais il comprit peu à peu. « Oh, vous êtes des forces terrestres. Pas un spatial.
— Ni un scientifique. Je réfléchissais au dernier message des Danseurs, voyez-vous. “Observez les nombreuses étoiles.” Et je me suis rendu compte qu’il pouvait avoir un sens différent. Il pouvait aussi signifier : “Observez les étoiles multiples.”
— Les étoiles multiples. » Telles que les binaires, les ternaires et au-delà. « Pourquoi devrions-nous les observer ?
— Pourquoi ne les visitons-nous jamais ?
— Parce que nous ne le pouvons pas. Pas avec la propulsion par sauts. Vous en connaissez le principe ?
— Vaguement. Ça a trait à des points fins de l’espace que leur propulsion fait traverser aux vaisseaux pour les projeter dans un ailleurs où les distances sont bien plus courtes.
— Grosso modo. Je ne suis pas non plus un scientifique, mais c’est fondé sur l’hypothèse que l’espace-temps n’est pas rectiligne mais courbe. La gravité le contraint à se courber ou à se creuser, comme un drap quand on pose un objet lourd dessus. Les gros objets engendrent de grandes fosses. Les étoiles sont assez massives pour courber ou étirer l’espace-temps jusqu’à former des points fins. Ce sont les points de saut, par où cette technologie de nos vaisseaux les fait passer dans l’espace non conventionnel pour en ressortir à l’étoile suivante. Il n’y a strictement rien dans l’espace du saut, à part une grisaille infinie…
— Et les lumières, ajouta Charban.
— Et les lumières », concéda Geary. Nul ne savait ce qu’elles étaient. Elles s’allumaient et s’éteignaient à des intervalles aléatoires sans aucune raison discernable. Les matelots étaient enclins à les regarder d’un œil empreint de superstition, mais, dans la mesure où leur nature restait inexpliquée, le mot « superstition » était peut-être un tantinet préconçu. Les lumières pouvaient raisonnablement être considérées comme la manifestation de n’importe quoi ou de n’importe qui. « Les distances dans l’espace du saut sont bien plus courtes que dans l’espace conventionnel de notre univers, comme si l’espace du saut ne correspondait qu’à une petite fraction de l’univers. C’est peut-être d’ailleurs le cas, mais, puisque nous n’y distinguons pas les distances, nous ne savons pas s’il a des limites ni n’avons la première idée de ses dimensions. Mais, en moyenne, il ne faut qu’une ou deux semaines pour passer d’une étoile à sa voisine, alors que le même voyage dans l’espace conventionnel exigerait au minimum dix ou vingt ans avec notre technologie la plus performante. Pour répondre à votre question, le plus important à savoir, c’est que les points fins – les points de saut – restent stables autour de chaque étoile, si bien que nous pouvons les retrouver et que nous savons qu’ils seront là à notre arrivée à destination et lorsque nous voudrons rebrousser chemin.
— Je vois, dit Charban en opinant, le front plissé, plongé dans ses pensées. Mais pourquoi renoncer à visiter les systèmes binaires ? Deux étoiles si proches l’une de l’autre devraient présenter de nombreux points de saut.
— Oui et non. » Geary fit pivoter ses mains l’une autour de l’autre. « Quand deux masses stellaires ou davantage sont étroitement accolées, les fosses qu’elles creusent dans l’espace-temps interagissent constamment. Leurs points de saut deviennent instables. L’un d’eux peut subitement disparaître puis réapparaître ailleurs. Si l’on en détecte un menant à une étoile binaire, il peut s’évanouir avant qu’on ne l’ait emprunté. Pire, celui de l’étoile double que vous visez risque de disparaître avant qu’on ne l’ait atteinte et, quand ça se produit, plus question de sortir de l’espace du saut. »
Charban frissonna. « Comme l’homme dont les Danseurs ont rapatrié la dépouille sur la Vieille Terre ?
— Oui, peut-être bien, en effet. Le vaisseau trouvera tôt ou tard un autre point d’émergence, mais on aura séjourné dans l’espace du saut. Ce n’est pas un environnement naturel pour l’homme, vous le savez, et on ne peut guère y rester plus de deux semaines sans connaître de très sérieux problèmes.
— Cette étrange sensation de démangeaison, par exemple, qui donne l’impression de n’être plus tout à fait dans sa peau ? demanda Charban. Le plus long saut que j’ai effectué a duré deux semaines, et je ne jurerais pas que j’en aurais supporté une troisième. Je peux comprendre que personne ne tienne à prendre le risque d’y rester coincé. Ce serait pour cette raison que nous n’avons jamais visité ce système binaire ?
— Voire aucun système binaire, répondit Geary. Je n’en sais rien. Il fallait courir celui de perdre les vaisseaux qu’on y envoyait, et les probabilités sont élevées, soit les y dépêcher par l’espace conventionnel, ce qui signifierait un très, très long voyage, même avec la technologie de propulsion actuelle. Il y a bien assez d’étoiles simples pour toute l’humanité. Bon sang, nous avons abandonné un tas de systèmes stellaires marginaux au cours des dernières décennies parce que l’hypernet nous permettait de les éviter. L’espace domanial planétaire ne manquant pas, pourquoi se donner la peine de visiter une binaire ? »