Il inspira profondément. « Bien que tout semble indiquer que ce personnel de sécurité est autorisé, j’en ai demandé avec insistance la confirmation. J’ai ajouté que je ne suivrais aucune instruction de leur part tant qu’une autorité supérieure ne m’aurait pas ordonné d’obtempérer. Et je les ai prévenus que, s’il arrivait quelque chose à un seul vaisseau du système stellaire, j’enverrais la police militaire les arrêter pour conspiration et sabotage. Timbal, terminé. »
Le silence qui suivit la disparition de l’image de Timbal fut brisé par le commentaire de Desjani. « On l’a poussé à bout.
— J’avais remarqué, répondit Geary en se demandant comment réagirait Timbal quand l’annonce de la destruction du Mortier et du Serpentine lui parviendrait.
— Est-ce que ça ne suffirait pas à pousser aussi l’Alliance à bout ?
— Pas si je peux l’empêcher. »
Tanya hocha la tête puis s’étira d’une manière un tantinet théâtrale. « Les vaisseaux obscurs n’arriveront pas à portée de tir de la première couche du bouclier avant quinze heures. Je vais tâcher de me reposer pendant que je le peux encore », ajouta-t-elle ostensiblement.
Geary se frotta les yeux en soupirant. « Vous avez raison. Moi aussi. Je dois être au mieux de ma forme quand nous croiserons de nouveau le chemin de ces vaisseaux obscurs.
— Ils filent vers l’intérieur du système sur une trajectoire directe, fit-elle remarquer en désignant d’un geste le vecteur incurvé des bâtiments hostiles. À moins qu’ils ne l’altèrent entre-temps, la première chose qu’ils croiseront sera notre bouclier défensif.
— Bouclier défensif que je commencerai à faire converger sur leur trajectoire dès qu’ils seront un peu plus près. » Toute manœuvre prématurée de sa part ne serait que trop aisément contrée par les vaisseaux obscurs.
Comme tout officier de la flotte, Geary avait toujours détesté cette phase du combat spatial : l’ennemi reste en vue pendant des jours, avec des missions de reconnaissance durant parfois plusieurs heures, voire davantage, avant que le vrai contact ne s’opère. L’instinct humain, aiguisé à la surface d’une seule planète, s’habitue mal à l’idée qu’un ennemi qu’on voit charger n’est pas une menace immédiate. Programmer à l’avance ses propres passes de tir puis gagner le réfectoire pour s’y restaurer avant d’aller s’accorder plusieurs heures de sommeil, conscient que l’ennemi ne serait à portée de tir que longtemps après, ça vous laisse toujours mal à l’aise. Une bonne partie du succès en matière de combat spatial tient à la manière dont on a appris à gérer les innombrables façons qu’a l’espace de leurrer les hommes.
Et c’était particulièrement malvenu cette fois dans la mesure où les lois de la physique rendaient pratiquement impossible l’interception des vaisseaux obscurs avant qu’il ne soit trop tard d’un cheveu. Il pouvait certes ordonner à ses vaisseaux d’accélérer pour couvrir plus vite la distance, mais il leur faudrait décélérer une fois qu’il les aurait rattrapés pour avoir la certitude de les frapper. Les distances étaient trop grandes, gagner du temps ne suffisait tout bonnement pas. Mais il lui faudrait surveiller ses bâtiments heure après heure, alors qu’ils ne pourraient pas tout à fait arriver en temps voulu à destination.
Nous n’avons jamais été dans notre élément dans l’espace, se remémora-t-il alors qu’il s’allongeait sur la couchette de sa cabine et observait les petites imperfections du plafond, devenues familières et réconfortantes au cours des mois qui avaient suivi son réveil d’hibernation et la brutale prise de conscience qu’un siècle s’était écoulé en ce qui lui avait paru un clin d’œil. Toute sa carrière, avant cette rupture, s’était déroulée dans une Alliance en paix et il n’était sorti du sommeil de survie que pour découvrir une flotte et une Alliance formidablement ébranlées par un siècle de guerre. Depuis, il avait livré bataille sur bataille, parfois contre des espèces extraterrestres ignorées jusque-là de l’humanité, mais il lui semblait que la majeure partie de ces affrontements l’avaient opposé à ses frères humains. Pas toujours militairement, mais souvent pour décider de qui commandait, de ce qu’il fallait faire, à qui se fier et qui croire.
Et le combat du jour l’opposait à un ennemi qui se souciait comme d’une guigne de tout cela. À des intelligences artificielles qui se contentaient d’exécuter leur programme, fût-il compromis, entaché d’erreurs ou truffé de bogues.
Non, c’était inexact. Ce combat ne l’opposait pas aux IA qui pilotaient les vaisseaux obscurs, mais aux gens qui préféraient se fier davantage aux routines d’intelligences artificielles qu’à leurs frères humains, qui croyaient que garder des secrets et prendre des décisions que nul n’avait à connaître était la solution idéale à tous les problèmes. L’Alliance pouvait survivre aux vaisseaux obscurs. Mais pas à des gens qui ne croyaient plus aux principes qui avaient fait d’elle ce qu’elle était.
Il avait vaincu une fois les vaisseaux obscurs. Était-il capable de triompher aussi de la mentalité de ceux qui avaient ordonné leur construction ?
« Ils progressent toujours sur une trajectoire directe, annonça Desjani à Geary quand il vint reprendre sa place sur la passerelle. Très Black Jack, leur tactique !
— Dois-je me sentir flatté ? » Il étudia la courbe aplatie que dessinait la trajectoire projetée des vaisseaux obscurs ; elle traversait par le centre son bouclier défensif, vers un rendez-vous avec Ambaru. Dans la mesure où l’ennemi plongeait vers l’étoile autour de laquelle orbitait la station à une distance d’environ huit minutes-lumière, les croiseurs de combat qui visaient une interception latérale avaient réussi à gagner pas mal de terrain. Relativement à Geary, la formation hostile se trouvait sur bâbord et légèrement en arrière, à une distance de près de trente minutes-lumière. Le bouclier défensif dressé devant elle formait un ovale aplati maintenu sur une orbite lui permettant de conserver une position relative constante par rapport à la sienne. Ce bouclier, lui, n’était qu’à vingt minutes-lumière. Si aucun vaisseau obscur ne modifiait sa trajectoire, l’ennemi le traverserait perpendiculairement, tandis que les croiseurs de combat de Geary, à mesure qu’ils réduisaient la distance, le rencontreraient obliquement. La force d’intervention secondaire, soit seize croiseurs lourds répartis en deux blocs de huit, était plus proche de l’étoile de cinq minutes-lumière. « Je suis passé plus d’une fois au travers d’une formation ennemie, de sorte que, s’ils sont programmés pour prendre modèle sur moi, ça reste cohérent.
— Vous ne pouvez guère resserrer davantage les mailles du filet, fit observer Tanya. Les vaisseaux obscurs sont tellement plus maniables que les nôtres qu’ils pourraient le contourner par un flanc. » Elle désigna son écran d’un geste. « Ils vont tenter le coup avec l’Écume de guerre, le Vengeance et le Résolution.
— Vous croyez qu’ils se contenteront de cibler trois des cuirassés ? s’étonna Geary. Écume de guerre, Vengeance et Résolution se trouvent certes plus près du centre du bouclier défensif. C’est ce que visent les vaisseaux obscurs. Mais ils sont assez agiles pour s’en prendre aussi à d’autres.
— En effet, convint-elle. Tâchez maintenant de raisonner comme un ordinateur. Calculez les probabilités. Les vaisseaux obscurs ont pu procéder à cent mille simulations de leur rencontre imminente avec le bouclier défensif sans aucune surchauffe de leurs circuits. Leurs destroyers doivent être à court de carburant. Le croiseur lourd doit mieux s’en tirer, si bien qu’ils le réserveront à leur engagement avec les vôtres. Mais ils vont flamber cinq de leurs destroyers. Un seul cherchant à cibler un unique cuirassé aura une petite chance de passer et d’atteindre son objectif, surtout s’il prend assez de vitesse pour poser de sérieux problèmes à notre contrôle des tirs. Mais ce ne sera pas à cent pour cent l’assurance qu’il pourra porter l’estocade. Même si nous manquons tous nos tirs et que ce destroyer file assez vite pour leurrer nos systèmes de visée, la vélocité qu’il aura acquise compliquera aussi sa tentative pour nous éperonner. Comparé à l’immensité de l’espace qui l’entoure, un cuirassé lui-même peut paraître tout petit. »