— Mais il est le premier à avoir réussi. Tous les autres qui avaient tenté d’y pénétrer ont échoué. Je me demandais pourquoi nous…
— Bien peu ont essayé, poursuivit Boardman, et ils n’étaient pas assez bien équipés. Nous réussirons, Ned. Nous réussirons. Il le faut ! Maintenant détendez-vous et profitez des joies de l’atterrissage.
Le vaisseau plongea vers la planète. Boardman, oppressé par la décélération, pensa que la descente était trop rapide. Il détestait les vols et, par-dessus tout, il détestait le moment de l’atterrissage. Mais ce voyage-là, il n’aurait pu l’éviter, même s’il l’avait voulu. Il éteignit l’écran et s’enfonça profondément dans son fauteuil moulé en mousse plastique. Il aperçut Ned Rawlins, tout droit sur son siège, les yeux brillants d’excitation. Comme il était merveilleux d’être jeune, pensa Boardman, incapable de décider si cette remarque était sarcastique ou non. De toute façon, Ned était fort et de bonne constitution et il était moins bête qu’il ne le paraissait en certaines occasions. Un gentil jeune homme aurait-on dit quelques siècles auparavant. Boardman n’arrivait pas à se souvenir d’avoir jamais été pareil. Il avait l’impression d’avoir été toute sa vie un adulte : sérieux, calculateur et bien organisé. Il avait quatre-vingts ans à présent ; il était donc presque à la moitié de sa vie, et pourtant, quand il se regardait honnêtement et sans complaisance, il ne voyait aucun changement majeur intervenu dans sa personnalité depuis qu’il avait atteint la vingtaine. Il avait appris les pratiques, les astuces et les ruses nécessaires à ceux qui étaient chargés de commander d’autres hommes ; il était devenu plus adroit, mais en fait, il n’avait pas qualitativement changé. Le jeune Rawlins, lui, serait entièrement différent dans une soixantaine d’années. Boardman songea avec une certaine tristesse que la mission qu’ils allaient entreprendre constituerait pour Ned l’épreuve décisive qui le débarrasserait à jamais de son innocence.
Le vaisseau commençait les dernières manœuvres précédant l’atterrissage. Boardman ferma les yeux. La pesanteur agissait péniblement sur son corps vieillissant. Plus bas. Plus bas. Encore plus bas. Combien de fois s’était-il déjà posé sur des terres nouvelles et toujours aussi difficilement ? La vie de diplomate ne laissait pas de repos. Noël sur Mars, Pâques sur une des planètes du Centaure, et toujours d’autres fêtes passées sur des mondes lointains et parfois inhospitaliers… Et maintenant, cette mission, la plus complexe de toutes celles qui lui avaient été confiées. L’homme n’avait pas été créé pour traverser ainsi le vide, d’un astre à un autre. J’ai perdu le sens de l’univers, pensa-t-il. On prétend que notre époque offre le plus grand champ à l’existence humaine, mais je crois qu’un homme gagne plus à connaître chaque grain de sable doré d’une seule petite île du Pacifique que de passer sa vie à bourlinguer ainsi, de monde en monde.
Il avait conscience que son visage se déformait de plus en plus au fur et à mesure que le vaisseau pénétrait dans le champ d’attraction de Lemnos. De chaque côté de ses mâchoires pendaient de lourdes bajoues et par endroits, sous sa peau, des bourrelets de graisse qui le faisaient ressembler à un vieux bébé potelé. Pourtant, sans gros efforts, il aurait pu se faire maigrir et acquérir lui aussi, comme la plupart de ses contemporains, une allure svelte et élégante. Maintenant, un homme de cent vingt-cinq ans pouvait avoir l’air d’un adolescent s’il le désirait. Mais Boardman avait choisi dès le début de sa carrière une autre solution. Son métier consistait à vendre des conseils à des gouvernements et les dirigeants politiques n’écoutaient pas les adultes qui ressemblaient à des gamins. Il avait donc choisi délibérément son personnage physique d’homme mûr, ayant atteint la cinquantaine, légèrement alourdi mais en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Ce qu’il avait perdu en élégance, il le gagnait en poids et en autorité. Depuis quarante ans, il n’avait pas changé et il espérait que cela durerait encore un bon demi-siècle. Plus tard, quand il aborderait la dernière étape de sa carrière, il laisserait le temps et l’âge agir. Il accepterait les cheveux blancs et les joues creuses de la vieillesse, s’imaginant plutôt comme un Nestor que comme un Ulysse. Pour l’heure, il était plus opportun, professionnellement parlant, de conserver cette apparence légèrement empâtée.
Il était trapu et de petite taille, mais son long torse puissant, ses épaules carrées et ses grands bras, qui auraient mieux convenu à un géant, lui permettaient de dominer n’importe quel groupe assis à une table de conférence. Debout, il se révélait plus petit que la moyenne ; assis, il était impressionnant. Il avait su utiliser au mieux cette caractéristique anatomique et n’avait jamais songé à se transformer. Un homme très grand semble mieux fait pour commander que pour conseiller ; or, Boardman n’avait jamais désiré se mettre en avant ; il préférait un exercice du pouvoir beaucoup plus subtil. Un homme petit qui sait paraître grand assis devant une table peut contrôler des empires, car le destin des mondes est toujours réglé autour d’une table.
Tout en lui exprimait l’autorité : le menton proéminent et volontaire, le nez long et pointu, la bouche à la fois dure et sensuelle, les sourcils bruns et touffus qui barraient son front massif et large. Ses cheveux longs étaient perpétuellement en désordre. Trois bagues brillaient à ses doigts, dont une était un gyroscope en platine et rubis portant des incrustations d’uranium 238. Ses goûts en matière d’habillement étaient sévères et conservateurs. Ses costumes étaient d’une coupe presque médiévale, dans des tissus lourds et riches. Dans d’autres époques, il serait devenu un prince de l’Église ou un homme politique. Il était conscient de son importance. Il savait aussi que cette vie agitée de voyages incessants était le prix de sa réussite. Dans quelques instants il lui faudrait mettre le pied sur une nouvelle planète étrange, où l’air sentirait mauvais, où la pesanteur serait un petit peu trop lourde, et où l’éclat du soleil ne serait pas parfait. Il se renfrogna. Quand allaient-ils atterrir pour de bon ?
Il jeta un coup d’œil sur son jeune compagnon. Vingt-deux, vingt-trois ans, l’image parfaite de la naïveté humaine. Toutefois, Boardman savait que Ned avait assez vécu pour avoir eu le temps d’apprendre plus qu’il n’en avait l’air. Grand, d’une beauté classique qui ne devait rien à la chirurgie esthétique, une belle chevelure soyeuse, de grands yeux bleus, une bouche mobile découvrant des dents saines et blanches, il était le fils d’un théoricien des communications, aujourd’hui décédé, et qui avait été autrefois un des amis les plus intimes de Richard Muller. Boardman comptait sur cette relation pour favoriser la délicate transaction qu’il allait mener.
— Comment allez-vous, Charles ? demanda Rawlins.
— Ça va. Je crois que je survivrai. Nous toucherons bientôt le sol.
— Cet atterrissage semble interminable, vous ne trouvez pas ?
— Encore une minute, dit Boardman.
Les traits du visage du jeune homme semblaient à peine altérés par la pesanteur et la décélération. Seule sa joue gauche était légèrement étirée vers le bas, comme s’il souriait ironiquement d’on ne sait quel ridicule, mais c’était le seul signe visible. Cette grimace semblait incongrue sur ce visage ouvert et innocent.
— Nous y sommes presque, murmura Boardman — et il referma les yeux.
Le vaisseau toucha le sol en douceur ; les propulseurs et les tubes de décélération se turent. Un dernier moment d’hésitation : le vaisseau vacilla très légèrement sur sa base, puis il s’immobilisa pour de bon quand les vérins s’agrippèrent au sol. Après, le silence… Nous y voici, songea Boardman. Maintenant, le labyrinthe. Maintenant, Mr Richard Muller. Qu’est-il devenu après ces neuf années ? Peut-être pire qu’avant ? Peut-être est-il simplement devenu comme tout le monde ? Si c’est le cas, pensa-t-il, que Dieu nous vienne en aide !