Trois hommes d’armes Frey usaient d’elles en rigolant très fort quand, ce matin-là, Arya se rendit au puits. Il lui fut moins malaisé d’affecter la cécité que la surdité. Une fois plein, le seau pesait énormément. Comme elle s’écartait pour le remporter au Bûcher-du-Roi, matrone Amabel lui saisit le bras. L’eau inonda les jambes de la femme. « Tu l’as fait exprès ! glapit-elle.
— Que me voulez-vous ? » Elle se tortillait pour desserrer l’étau. Amabel était à demi démente depuis le supplice d’Harra.
« Vois ça ? » Elle indiqua Pia, de l’autre côté de la cour. « Prendras sa place, le jour où tombera ton type du Nord.
— Fichez-moi la paix ! » Plus elle se démenait pour se libérer, plus se resserrait l’étreinte.
« Parce qu’il tombera, lui aussi. Harrenhal finit toujours par les démolir. Maintenant qu’il a remporté la victoire, lord Tywin va ramener toutes ses forces ici, et ce sera son tour de châtier les déloyaux. Et ne t’imagine pas qu’il ne saura pas ce que tu as fait ! » La vieille éclata de rire. « Te rendrai la monnaie moi-même. Avec le vieux balai d’Harra. Vais le mettre de côté pour toi. Il a un manche plein de nœuds, d’échardes et… »
Arya lui balança le seau à la volée, mais le poids de l’eau en fit tourner l’anse entre ses mains, si bien qu’au lieu d’atteindre Amabel en pleine figure comme escompté, elle la trempa seulement de la tête aux pieds. Non sans la consolation que la vieille l’avait lâchée. « Ne me touchez jamais, vociféra-t-elle, ou je vous tuerai ! Foutez le camp ! »
Telle une noyée, matrone Amabel brandit un doigt maigre vers l’écorché cousu sur la tunique d’Arya. « Si tu crois que ce pantin saignant va te protéger, tu te goures ! Les Lannister viennent ! Gare à toi quand ils seront là ! »
Les trois quarts de l’eau s’étant répandus au cours de la rixe, Arya dut en puiser d’autre. Si j’avisais lord Bolton des propos qu’elle m’a tenus, sa tête irait avant ce soir rejoindre celle d’Harra, songea-t-elle tout en remontant le seau. Mais elle n’en ferait rien.
Gendry l’avait un jour surprise à contempler les têtes – deux fois moins alors qu’à présent. « Admires ton œuvre ? » demanda-t-il. D’un ton colère, elle le savait, parce qu’il aimait bien Lucan, mais l’accusation était trop injuste. « C’est celle de Walton Pelote-d’acier, se défendit-elle. Et des Pitres, et de lord Bolton.
— Et c’est qui qui nous a livrés à eux ? Toi et ta soupe de belette. »
Elle lui boxa le bras. « Du bouillon, pas plus. Ser Amory, tu le détestais, toi aussi.
— Je déteste pire ceux-ci. Ser Amory se battait pour son suzerain. Les Pitres sont que des reîtres et des tourne-casaque. La moitié peut même pas parler notre langue. Septon Utt tripote les petits garçons, Qyburn pratique la magie noire, et ton ami Mordeur bouffe les gens. »
Le plus dur était qu’elle ne pouvait contester ces dires. Harrenhal devait aux Braves Compaings l’essentiel de son approvisionnement, et Roose Bolton les avait chargés d’extirper partout les Lannister. Afin de visiter le plus possible de villages, Varshé Hèvre avait formé quatre bandes distinctes. Il conduisait en personne la plus importante, les autres ayant à leur tête ses capitaines les plus inconditionnels. Les méthodes de lord Varshé pour dénicher les traîtres amusaient infiniment Rorge. Il se contentait de revenir là où il s’était déjà illustré sous la bannière de lord Tywin et d’y saisir ses précédents collaborateurs. Et comme nombre de ceux-ci ne l’avaient aidé que contre espèces bien sonnantes, les Pitres revenaient avec autant de sacs d’argent que de paniers de têtes. « Devinette ! beuglait allègrement Huppé. Si la chèvre à lord Bolton croque les gens qui nourrissaient la chèvre à lord Lannister, combien de chèvres ça fait-y ?
— Une, répondit Arya lorsqu’il la lui soumit.
— Une belette aussi maligne qu’une chèvre, holà ! » pouffa le Louf.
En fait de vilenie, Rorge et Mordeur ne déparaient nullement la clique. A chacun des repas que prenait lord Bolton avec la garnison, Arya les retrouvait dans le tas. Vu que Mordeur puait comme un vieux fromage, ses compagnons le reléguaient seul en bas de table, et il y grognait et sifflait tout à son aise en déchiquetant sa viande à coups de griffes et de crocs. Qu’elle vînt à passer dans les parages, et il reniflait, mais c’est Rorge qui la terrifiait le plus. De sa place, auprès de Loyal Ursywck, il ne cessait de la peloter des yeux pendant qu’elle vaquait à ses occupations.
Elle regrettait parfois de n’avoir pas suivi Jaqen H’ghar au-delà du détroit. Et son dépit s’exaspérait devant la grotesque piécette qu’il lui avait donnée. Un bout de fer pas plus gros qu’un sou et rouillé sur la tranche. L’une des faces portait une inscription bizarre – des caractères illisibles –, l’autre une tête d’homme, mais tellement usée que les traits ne s’en discernaient plus. Il a eu beau m’en vanter la valeur extrême, ce n’était là sans doute qu’un mensonge, un de plus, comme son nom et jusqu’à sa figure. Un accès de rage la lui avait fait jeter, mais elle en éprouva des remords si cuisants qu’au bout d’une heure il lui fallut coûte que coûte la récupérer, fût-ce pour des prunes.
Elle était en train d’y songer, tout en traversant la cour aux Laves, arc-boutée pour traîner son seau quand : « Nan ? héla-t-on. Pose ça et viens m’aider. »
Pas plus vieux qu’elle, Elmar Frey était en outre fluet pour son âge. A force de rouler un baril de sable sur le sol raboteux, il avait le teint violacé d’un apoplectique. Elle alla lui donner un coup de main. Après avoir poussé le baril ensemble jusqu’au mur et retour, ils le mirent en position verticale. Tandis qu’elle écoutait s’écouler le sable vers le fond, Elmar soulevait le couvercle et retirait un haubert de mailles. « Assez net, tu crois ? » Il devait, en sa qualité d’écuyer de Roose Bolton, le maintenir bien rutilant.
« Secoue-le d’abord. Encore des traces de rouille, là, tu vois ? » Elle montra du doigt. « Ferais mieux de recommencer.
— Fais-le, toi. » Fort amical lorsqu’il lui fallait de l’aide, il ne manquait jamais, ensuite, de se rappeler leurs statuts respectifs de vulgaire servante et de noble écuyer. Il se rengorgeait volontiers d’être le fils du seigneur du Pont, pas un neveu, pas un bâtard ni un petit-fils, ça non ! le fils légitime, et, à ce titre, se flattait d’épouser rien de moins qu’une princesse.
Sa précieuse princesse, Arya s’en battait l’œil, et recevoir des ordres de lui, non merci. « Me faut apporter son eau à m’sire. Il est dans sa chambre, couvert de sangsues. Pas les noires banales, les grosses blanchâtres. »
Elmar arrondit des yeux gros comme des œufs durs. Les sangsues lui faisaient horreur, surtout les grosses blanchâtres et leur aspect gélatineux quand elles n’étaient pas gorgées de sang. « J’oubliais, t’es trop maigrichonne pour pousser un baril si lourd.
— Et toi trop bête, j’oubliais. » Elle rempoigna son seau. « Tu devrais peut-être essayer les sangsues. Il y en a, dans le Neck, de grosses comme des porcs. » Et de les planter là, son baril et lui.
Elle trouva la chambre bondée. En sus de Qyburn, qui était de service, s’y pressaient le glacial Walton, en cotte de mailles et jambières, et une douzaine de Frey, tous frères, demi-frères et cousins. Roose Bolton reposait sur son lit, à poil, des sangsues cramponnées à l’intérieur des bras, des jambes et un peu partout sur son torse blême. De longues choses translucides qui viraient au rose luisant pendant qu’elles pompaient leur vie. Bolton les ignorait aussi superbement qu’il ignora Arya.