« Nous ne devons pas laisser lord Tywin nous enfermer dans la nasse d’Harrenhal », disait ser Aenys Frey pendant qu’elle remplissait la cuvette. Géant gris et voûté, l’œil rouge et chassieux, des battoirs énormes et tordus, ser Aenys avait amené quinze cents épées des Jumeaux, mais commander, ne fût-ce qu’à ses propres frères, semblait souvent le désemparer. « Il faut toute une armée pour tenir ce château immense, et, une fois cernés, nous ne pouvons nourrir une armée. Ni nous bercer d’ailleurs d’y pouvoir stocker suffisamment de provisions. Le pays est en cendres, les bourgades abandonnées aux loups, les récoltes incendiées ou déjà pillées. Alors que l’automne est sur nous, nos magasins sont vides, et on ne va rien planter. Nous ne subsistons qu’à force de fourrager, et si les Lannister viennent à nous l’interdire, nous en serons réduits d’ici une lune au cuir de chaussure et aux rats.
— Je ne compte pas soutenir de siège. » Roose Bolton parlait si bas que chacun devait tendre l’oreille et que, dans ses appartements, l’ambiance était toujours étrangement feutrée.
« Mais alors quoi ? » demanda ser Jared Frey. Il était maigre, menacé par la calvitie, grêlé. « Sa victoire a-t-elle enivré ser Edmure Tully au point qu’il envisage d’affronter lord Tywin en rase campagne ? »
Il le rossera, s’il le fait, songea-t-elle. Il le rossera comme à la Ruffurque, vous verrez. En douce, elle alla se placer auprès de Qyburn.
« Lord Tywin se trouve à des lieues d’ici, répliqua paisiblement Bolton. Il lui reste à régler des tas de choses à Port-Réal. Il ne marchera pas de sitôt contre Harrenhal. »
Ser Aenys secoua la tête d’un air buté. « Vous connaissez moins bien les Lannister que nous, messire. Le roi Stannis aussi se figurait lord Tywin au diable, et il lui en a cuit. »
Un léger sourire erra sur les lèvres de l’homme pâle qui, sur le lit, gavait les sangsues de son sang. « Je ne suis pas du genre à me laisser cuire, ser.
— Même en admettant que Vivesaigues aligne toutes ses forces et que le Jeune Loup survienne de l’ouest, comment nous flatter d’avoir l’avantage du nombre ? Quand il paraîtra, lord Tywin le fera avec des effectifs autrement considérables qu’à la Verfurque. Hautjardin s’est rallié à Joffrey, je vous signale !
— Merci de me le rappeler.
— J’ai déjà goûté des geôles de lord Tywin, intervint ser Hosteen qui, voix de rogomme et bouille carrée, passait pour le plus énergique des Frey. Je n’ai aucune envie de subir à nouveau son hospitalité. »
Frey lui aussi, mais par sa mère, ser Harys Haigh branla vigoureusement du chef. « Si lord Tywin a su défaire un adversaire aussi chevronné que Stannis Baratheon, que pèsera contre lui notre jeune roi ? » Il quêta d’un regard circulaire l’appui de ses frères et cousins qui ne furent guère à lui marchander un murmure approbateur.
« Quelqu’un doit avoir le courage de le dire, abonda ser Hosteen, la guerre est perdue. Il faut amener le roi Robb à voir les choses sous cet angle. »
Les prunelles pâles de Bolton s’appesantirent sur lui. « Sa Majesté a battu les Lannister à chaque rencontre.
— Mais perdu le Nord, objecta ser Hosteen, perdu Winterfell ! Ses frères sont morts, et… »
Sous le choc, Arya omit de respirer. Morts, Bran et Rickon ? Morts ? Que veut-il dire ? Que veut dire son allusion à Winterfell ? Joffrey n’a pu prendre Winterfell, jamais Robb ne l’aurait toléré, jamais… ! Puis elle se souvint que Robb ne se trouvait pas à Winterfell mais là-bas, dans l’ouest, que Bran était infirme et Rickon âgé d’à peine quatre ans. Il lui fallut se concentrer très fort, ainsi que le lui avait enseigné Syrio Forel, pour demeurer muette, impavide et aussi inerte qu’un meuble. Des larmes lui montèrent aux yeux, que sa volonté refoula. Ce n’est pas vrai, cela ne peut être, c’est une fable Lannister.
« Stannis aurait gagné, tout serait différent…, lâcha mélancoliquement Ronel Rivers, l’un des bâtards de lord Walder.
— Il a perdu, le rabroua ser Hosteen. Désirer le contraire ne le fera pas advenir. Le roi Robb doit faire sa paix avec les Lannister. Il doit déposer la couronne et ployer le genou, quelque déplaisir qu’il en éprouve.
— Et qui se chargera de l’en aviser ? » Roose Bolton sourit. « C’est merveilles que d’avoir, en des temps si troublés, tant de frères aussi valeureux. Je vais méditer vos propos. »
Son sourire valait congé. Les Frey se répandirent en courbettes avant de se retirer. Seuls restèrent, en plus d’Arya, Qyburn et Walton Pelote-d’acier. Lord Bolton la fit approcher d’un signe. « Assez de saignée. Ote-moi les sangsues, Nan.
— Tout de suite, messire. » Roose Bolton détestait avoir à répéter ses ordres. Elle brûlait de lui demander ce qu’avait voulu dire ser Hosteen à propos de Winterfell mais n’osa. J’interrogerai Elmar, se dit-elle. Lui m’éclairera. Les sangsues frétillaient mollement sous ses doigts tandis qu’elle les prélevait une à une, blafardes et gluantes, boursouflées de sang. De simples sangsues, se ressassait-elle. Il me suffirait de fermer le poing pour les écrabouiller.
« Il est arrivé une lettre de dame votre épouse. » Qyburn extirpa de sa manche un parchemin roulé. En dépit de ses robes de mestre, il ne portait pas de chaîne ; il s’en était vu, murmurait-on, priver pour ses barbotages dans la nécromancie.
« Lis toujours », dit Bolton.
Sa lady Walda lui écrivait des Jumeaux presque tous les jours, mais pour dire invariablement les mêmes choses. « Je prie pour vous matin, midi et soir, cher seigneur, rabâchait la présente, et je compte les jours en attendant que vous reveniez partager ma couche. Faites vite, et je vous donnerai maints fils légitimes pour remplacer votre bien-aimé Domeric et gouverner après vous Fort-Terreur. » A ces mots, Arya se représenta un poupon rose et grassouillet que dans son berceau tapissaient des sangsues grassouillettes et roses.
Elle remit à lord Bolton une serviette humide pour éponger sa chair glabre et flasque. « Je compte moi-même expédier une lettre, souffla-t-il à l’adresse du ci-devant mestre.
— A lady Walda ?
— A ser Helman Tallhart. »
Une estafette de celui-ci s’était présentée l’avant-veille. Un court siège lui avait permis de reprendre le château des Darry contre la reddition de la garnison Lannister.
« Dites-lui que Sa Majesté lui ordonne de passer les captifs au fil de l’épée, d’incendier le château puis d’opérer sa jonction avec Robett Glover et de se rabattre à l’est vers Sombreval. C’est une région opulente et que les combats n’ont fait qu’effleurer. Il est temps qu’elle en goûte. Glover a perdu un château, Tallhart un fils. Qu’ils se vengent sur Sombreval.
— Je vais rédiger le message pour le soumettre à votre sceau, messire. »
L’idée qu’on allait brûler le château des Darry ravit Arya. C’est là qu’on l’avait ramenée comme une prisonnière après son altercation avec Joffrey, là que la reine avait contraint Père à tuer la louve de Sansa. Pas volé, qu’il brûle. Mais elle déplorait que Robett Glover et ser Helman Tallhart ne reviennent pas à Harrenhal ; leur départ précipité l’avait prise de court, avant qu’elle ne fût parvenue à trancher s’il était possible de leur révéler son secret.